Au Grand-Duché, le principe de l’unanimité en matière fiscale suscite une profusion d’analogies guerrières. Le député ADR (et ancien officier de l’Armée), Fernand Kartheiser, voit dans le droit de véto « un des bastions de notre capacité de négociation ». L’eurodéputé libéral, Charles Goerens, tire un parallèle avec la « ligne Maginot », une fortification qui conférerait un « faux sentiment de sécurité », alors qu’il faudrait au contraire vérifier si « notre arsenal est toujours assez fort » pour résister aux « attaques » à venir. Le député socialiste Franz Fayot parle d’« une arme émoussée », surtout pour un petit pays qui « a un passé sur les questions fiscales ». Quant au diplomate et ancien directeur de la fiscalité, Alphonse Berns, il compare cet « outil de négociation » à la « dissuasion nucléaire » : « Votre vis-à-vis sait que vous pourriez utiliser la bombe atomique ; mais dès que vous l’utilisez, vous avez perdu », dit-il au Land. En théorie du moins, le droit de véto au Conseil de l’UE confère au petit pays le pouvoir de déjouer (ou de retarder) les velléités européennes d’harmonisation. 672 000 Luxembourgeois « peuvent dicter leur volonté à 500 millions d’Européens », s’offusquait ainsi l’économiste Gabriel Zucman.
L’unanimité ne fait plus unanimité. Les vétos de Victor Orbán ont bloqué l’aide à l’Ukraine pendant des semaines. Le principe expose l’UE aux chantages, la rendant impuissante dans un contexte géopolitique prédateur. Pour assurer une « Handlungsfähigkeit », l’Allemagne se dit désormais prête à l’abandonner, y inclus pour les questions fiscales. Un revirement pour la République fédérale qui avait jusqu’ici défendu bec et ongles le principe de l’unanimité. En octobre dernier, Jean-Claude Juncker (CSV) a lancé à son tour un pavé dans la mare. Dans une interview publiée dans le magazine autrichien Profil, il expliquait que les « außenpolitische und steuerpolitische Fragen könnten sehr wohl mit qualifizierter Mehrheit gefällt werden » : « Wenn ich mir vorstelle, dass die EU auf 33 oder 34 Mitgliedstaaten anwächst, dann kann ich mir nicht vorstellen, dass wir am Einstimmigkeitsprinzip festhalten. […] Wir sollten das zum Wahlkampfthema machen. »
La balle a été reprise par Charles Goerens, le Spëtzekandidat DP qui cultive une gravitas européenne similaire à celle Juncker. Fin mars, en marge du congrès des libéraux européens, il a accordé une interview au Wort, dans laquelle il mettait en garde contre la supposée « toute-puissance » du droit de véto. En tant que petit pays, le Luxembourg ne pourrait de toute manière se permettre de menacer ses partenaires européens de blocage. « Wir müssen uns bewusst werden, dass die Umwälzungen in der internationalen Steuerpolitik nicht mit einem Vetorecht zu stoppen sind ». L’eurodéputé reprend implicitement la doctrine Gramegna : Plutôt que de subir le changement, il faudrait l’anticiper et le préparer, en tentant de passer pour un bon élève.
Le Spëtzekandidat de l’ADR, Fernand Kartheiser, a saisi l’opportunité pour tacler son concurrent libéral, et se profiler en vaillant chevalier de la place. Mercredi dernier, le « souverainiste » ultra conservateur a déposé une motion appelant le gouvernement à ne remettre « en aucun cas » le principe de l’unanimité en question. Ce serait impératif, « datt mir do riicht stinn », exhortait-il le Parlement, s’en prenant expressément aux déclarations, jugées hérétiques, de Goerens. La manœuvre kartheisienne était transparente. Les députés de la majorité auraient facilement pu l’esquiver, en déclarant la motion « superfétatoire » et en se référant à l’accord de coalition qui promet de défendre ce principe « dont le maintien a fait ses preuves ». Or, ils ont marché tout droit dans le piège.
Jeudi dernier, 39 députés ont donc voté pour la motion de l’ADR. Une manière cocardière pour les troupes parlementaires de Luc Frieden et de Xavier Bettel d’afficher leur loyauté vis-à-vis de « eis Finanzplaz », quitte à rompre le cordon sanitaire, voire à désavouer le Spëtzekandidat Goerens. « Här Kartheiser, d’DP ass do der selwechter Meenung wéi Dir », proclamait le député libéral et candidat aux européennes, Gusty Graas. Il se perdait dans une explication contorsionnée : « De Charel Goerens huet do Reflexiounen ugestallt, wat do vläit eng Kéier muss um Niveau iwwerluecht ginn ». Puis de rappeler indirectement son Spëtzekandidat à l’ordre : « Mais ce qui compte dans un parti, c’est le programme électoral et c’est l’accord de coalition. » Les choses ne sont pas aussi claires que ne le prétend Graas. « Wir befürworten die Abschaffung der Einstimmigkeit insbesondere in der Außenpolitik, bei der Finanzierung der EU und bei Fragen der Staatsbürgerschaft », lit-on dans le programme du DP, qui ne prévoit donc pas – du moins pas explicitement – une exception pour la fiscalité.
Parmi les députés de la majorité, seul Laurent Zeimet (CSV) a osé s’abstenir jeudi dernier. « C’était un choix conscient », explique-t-il au Land. Pas sur le fond, mais sur la forme. La motion aurait été déposée pour des raisons évidentes : « D’ADR wollt ons virféieren ». Son écart de discipline (de coalition) a valu au député-maire un appel téléphonique de la part du chef de fraction du CSV. La conversation n’aurait « pas été désagréable », assure Zeimet. Il aurait simplement dit à Marc Spautz qu’il faudrait, à l’avenir, mieux se concerter en amont de tels votes : « Dat gesäit hien net wesentlech anescht ».
La motion de Kartheiser aurait été « une provocation » admet le député CSV Christophe Hansen au Land. À la Chambre, il s’est référé au « principe de subsidiarité » : Le droit de véto devrait être maintenu pour signifier aux autres États membres : « Pardon, hei geet et wierklech em dat Liewegt vun eis ! » Le programme du CSV propose d’abandonner l’unanimité pour les décisions en politique étrangère : « L’unanimité ne doit plus être la règle, mais l’exception ». Et une de ces exceptions, c’est évidemment la fiscalité. La situation serait très différente dans ces dossiers, les décisions moins urgentes, dit le député Hansen (à qui Frieden a promis le poste de commissaire européen).
La division gauche-droite est très perceptible dans la nouvelle Chambre. Elle s’est de nouveau exprimée ce jeudi, lors du vote sur la motion de l’ADR. (Avec les Pirates dans le camp de l’abstention.) Franz Fayot (LSAP) a estimé que s’agripper « obstinément » à l’unanimité ne serait « pas une bonne idée » : « Surtout à un moment où nous voulons approfondir l’Europe, nous ne devons pas nous fermer à cette discussion ». (Le « manifeste » du LSAP pour les Européennes plaide pour un « questionnement » du principe de l’unanimité.) Même son de cloche de la part de Sam Tanson (Déi Gréng) : « Il ne faut pas que chaque pays ne regarde que ses intérêts très particuliers ». David Wagner (Déi Lénk) a remarqué que « ceux qui parlent tout le temps des valeurs européennes sont très rapides pour les jeter par-dessus bord, dès qu’il s’agit de questions fiscales ».
Le néo-député vert Meris Sehovic a eu le plus de répartie, mettant la fraction DP face à ses propres contradictions : « Au lieu d’écouter Monsieur Kartheiser, vous feriez mieux d’écouter Monsieur Goerens ! Il s’y connaît un peu mieux en affaires européennes… » Qu’à deux mois des élections européennes, une majorité CSV-DP-ADR se forme sur cette question, cela constituerait « un scandale ». Se disant « e bessi erféiert », le ministre des Finances, Gilles Roth (CSV), s’est levé du banc du gouvernement pour rappeler que le Luxembourg n’a presque jamais tirée la carte du véto au Conseil européen. Après tout, ce seraient « des personnes responsables [qui] y vont pour représenter le pays », et elles en connaîtraient « très précisément » la taille et la place dans le concert européen.
En termes politiques, le véto a un coût exorbitant. Jacques Santer est le dernier ministre d’État à en avoir fait usage. C’était en 1989, pour bloquer la retenue à la source (et bétonner le secret bancaire). Plus tard, le politicien CSV estimera que ce véto avait fait gagner dix ans à la place bancaire et aux caisses de l’État, de quoi amplement mériter sa pension. Ses homologues ne semblaient pas lui en avoir gardé rancune, le nommant président de la Commission en 1995.
Cela fait des décennies que la fin du principe de l’unanimité est présagée. « Il semble évident que la révision du traité va entraîner l’abandon du principe de décision à l’unanimité », écrivait le Land dès 1989. En 1992, l’hebdomadaire constate que « le Luxembourg a réussi à [le] préserver pour le moment ». Après la signature du traité d’Amsterdam en 1997, Jean-Claude Juncker se disait soulagé ; sur la question de l’unanimité, le Luxembourg resterait « unbehelligt ». Une année plus tard le ministre des Finances allemand Oskar Lafontaine et son homologue français Dominique Strauss-Kahn lançaient à leur tour une tentative, à laquelle le Royaume-Uni fera échec.
Cela fait plus de quarante ans que la place financière est décrite comme « sous attaque » de ses voisins et/ou concurrents. Un alarmisme constant qui a créé une mentalité d’assiégé. Ce samedi, sur RTL-Radio, le Vice-Premier ministre, Xavier Bettel (DP), a attisé ces peurs existentielles : « Bei Steierfroe riskéiere mir am Moment, datt eng Dampwalz op eis rullt, dat mir platt gemaach ginn ». Évoquant « le secteur tertiaire », il a même averti les auditeurs que le pays pourrait « tout perdre du jour au lendemain ». Abandonner le principe de l’unanimité, ce serait « donner un turbo » aux voisins. Il en aurait longuement discuté avec « Charel », a expliqué Bettel, puis de paraphraser le vieux notable du DP : « Monsieur Goerens dit simplement : Pour combien de temps encore allons-nous pouvoir tenir ? Si les prémisses sont bonnes, on pourra en discuter. » À demi-mots, Bettel admettait donc qu’on passera tôt ou tard dans la phase du marchandage. L’enjeu ne semble plus être si le droit de véto va être maintenu, mais à quelles conditions le Luxembourg acceptera son abrogation, et quelles compensations il pourra en tirer.
Goerens a tenté de préciser sa pensée, qu’il veut « stratégique », ce lundi sur RTL-Radio. L’unanimité en matière fiscale n’aurait finalement « servi à rien », a-t-il expliqué. Elle n’a pas empêché l’inscription du Luxembourg sur « eng komesch Lëscht » de l’OCDE, pas plus que l’abolition du secret bancaire (sur ordre de Washington) ou le démantèlement de la fabrique à rulings (suite aux « attaques de la presse »).
Luc Frieden promet un renforcement des fortifications de la place financière. La représentation diplomatique, lit-on dans l’accord de coalition, devrait être réorganisée de manière à défendre au mieux « nos valeurs et intérêts ». La phrase qui suit ne laisse aucun doute sur les intérêts dont il s’agit : « La diplomatie économique devrait par exemple permettre de soutenir la consolidation et le développement de la place financière luxembourgeoise. » Le directeur de Luxembourg for finance (et diplomate de carrière), Nicolas Mackel, a été choisi pour prendre la tête de la Représentation permanente à Bruxelles. Le propagandiste en chef de la place financière est donc envoyé à Bruxelles pour y défendre « le bifteck », comme ses prédécesseurs l’ont fait avant lui.
Du côté du Parlement européen, par contre, la place financière a perdu ses relais. Par le passé, l’ABBL et l’Alfi pouvaient compter sur deux politiciens de la vieille école : Robert Goebbels (LSAP) et Astrid Lulling (CSV). Ils siégeaient tous les deux dans la commission, centrale pour les intérêts de la place, des affaires économiques et monétaires (Econ). Député européen entre 1999 et 2014, Robert Goebbels explique au Land « ne pas s’être gêné » d’y introduire des amendements rédigés directement par le ministère des Finances. À l’époque, de telles pratiques auraient été « gang und gäbe ».
Mais ce fut Astrid Lulling, la championne incontestée de la place financière au Parlement européen, où elle a siégé entre 1965 et 1974, puis de 1989 à 2014. Son ancien collègue Frank Engel, qui garde une forte rancœur contre son ancien parti, dit se rappeler que Lulling aurait déposé des amendements préparés par l’ABBL, « sans en changer une virgule ». (Il aurait, lui, toujours refusé de se plier à cet exercice : « Bei mir haten se Pech ».) « J’ai fait entrer mes amendements après échange d’informations avec les intéressés de la place financière », commente Astrid Lulling via mail.
Antoine Kremer, qui dirige depuis 18 ans le bureau de l’ABBL, de l’Alfi et de l’Aca à Bruxelles, est un ancien attaché parlementaire d’Astrid Lulling. Il confirme que de telles pratiques avaient cours. Mais, assure-t-il, les mœurs auraient changé. « Une question générationnelle », selon lui : « De nos jours, plus personne n’accepterait de reprendre des amendements tels quels, et de risquer d’avoir l’air idiot ». Trois Luxembourgeois siègent actuellement à la commission Econ, tous comme suppléants : Marc Angel (LSAP), Monica Semedo (Fokus) et Martine Kemp (CSV) ; aucun n’y est vraiment impliqué sur les dossiers cruciaux. « C’est un peu injuste de dire que les eurodéputés luxembourgeois ne font rien pour la place financière », dit Antoine Kremer. « Ils ne font pas toujours ce que je leur dis, mais ils le font parfois ».