« Will you still need me, will you still feed me,
when I’m sixty four ? (…)
Doing the garden, digging the weeds,
Who could ask for more ? »
Cela fait deux semaines semaines maintenant que j’ai 64 ans et deux mois que je cultive en toute candeur mon jardin. Le matin de mon anniversaire, c’est Jeanne, une fois n’est pas coutume, qui a brisé le confinement pour mettre son masque et aller chercher les croissants en faisant le pied de grue devant l’échoppe de l’excellente boulangère que nous avons accueillie au Mont, il n’y a pas si longtemps. Elle s’appelle Cassandre, et sous sa coiffe un champ de blé prend racine dont son mari pétrit un pain ensoleillé comme un matin d’août à Sainte-Cécile, le village provençal de Raimu. Pourvu qu’elle ne prenne pas de sitôt la clef des champs, obligeant son mari de fermer, comme tant d’autres en ce moment, sa boutique.
Je me souviens d’une autre boulangerie, celle de mes grands-parents, à quelques pas seulement de là, à l’endroit même où s’étale aujourd’hui un trou grand comme jadis celui des Halles. Le Luxembourg, à l’époque, avait le ventre aussi vaste que Paris, et la queue devant la vitrine de la rue de l’Arsenal n’avait rien à envier à celle de la rue Victor Hugo. Dans ce trou, à l’arrêt maintenant comme tant d’autres chantiers, gisent les souvenirs de 64 années, du premier bobo soigné à la clinique d’en face, d’une sucette Pierrot volée dans le dos de la grand-mère, du « Roendelchen » offert par Jeanne, l’autre, la sœur de Leo le boucher d’à côté, de la Vauxhall garée toutes les nuits dans garage Lambert qui faisait, jusqu’à la fin du siècle dernier, de la résistance aux promoteurs de la Place de l’Étoile ; bref, on l’aura compris, les madeleines de Paul valaient bien celles de Marcel.
Aujourd’hui j’ai tous mes cheveux, un peu grisonnants certes, mais plus toutes mes dents. Et j’ai rejoint la Korona, comme disent les vieux Luxembourgeois, des personnes vulnérables, à protéger en priorité contre l’attaque du virus. De cette population dite à risque, confinée plus longtemps et plus durement que d’autres, isolée des siens dans les hospices et les maisons de retraite. Majeur mais pas vacciné, on me prend pour un mineur ; adulte blanchi sous le harnais, on m’infantilise en décidant à ma place qu’il vaut mieux renoncer à la chaleur du contact avec les miens que prendre le risque de tâter le froid du caveau. En un mot : on me coupe de mes descendants pour ne pas me faire rejoindre mes ascendants. Mais si avec de bons sentiments on fait de la mauvaise littérature, on en fait encore moins de la bonne gérontologie. Pour rencontrer les miens pendant quelques rares minutes et à bonne distance, on voudra me confiner dans un parloir comme un vulgaire prisonnier, déguisé de surcroît en astronaute. Mais laissez-moi donc le droit de voler un timide et furtif salut que les enfants viennent m’adresser par-delà les larges grilles de mon asile ! Gare aux gorilles cependant qui nous surveillent, prompts à nous dénoncer d’avoir enfreint la sacro-sainte règle : Keng Korona, kee Corona !
La chanson des Beatles est bien prémonitoire, célébrant avant la lettre l’obsession actuelle du prendre soin et du take care. N’oublions pas cependant qu’elle figurait dans le même album que With a little help from my friends !