« In der Maske ist sowohl die gemeine Lüge wie die eigentliche Wahrheit. (…) Wir wollen zur Maske beten als unserer letzten Gottheit und Erlöserin. » Friedrich Nietzsche
Faisant fi de toutes les précautions morales et hygiénistes, l’avocat de l’Union des propriétaires, au patronyme martial et donc prémonitoire, a tombé le masque. Par son geste comme par sa déclaration, il nous a opportunément rappelé que le masque sert autant à masquer qu’à démasquer. Cette anecdote ou plutôt ce symptôme nous apprend qu’en temps de crise les grands discours masquent souvent les petites compromissions. Les acteurs grecs et romains portaient le masque pour cacher leur visage, mais aussi pour porter plus haut leur voix et révéler ainsi les passions humaines, tant avouées qu’inavouées. Le masque rendait possible la catharsis par laquelle le spectateur, en assistant au dénouement du spectacle, se purgeait de ses propres passions et peines.
Ce masque, dans les arènes romaines, se nommait persona. Il personnifiait littéralement le personnage que l’acteur justement n’incarnait pas, mais interprétait. La personne n’est donc pas celle qu’on croit. Et depuis Freud nous savons que la personne que nous interprétons tous les jours n’est pas celle que nous croyons. Winnicott a pu parler de faux self et Bergman a tiré de cette problématique un de ses films les plus énigmatiques. Dans tous les sens du terme, il y a donc personne dans la rue, et aucun flic ne pourra verbaliser les personnes masquées dont nous savons maintenant que c’est un pléonasme. Dans nos braves pandores il y a donc un peu de Polyphème, le cyclope borgne (encore un pléonasme) qui ne pouvait pas se venger du rusé Ulysse qui fit s’appeler, comme Homère nous l’apprend,… personne. Et qui s’avisera aujourd’hui à interdire le voile aux musulmanes ? Auraient-elles été à la pointe du progrès hygiéniste ?
Les autorités nous enjoignent donc de ne plus avancer dehors que masqués. Il faut donc s’isoler pour approcher l’autre, et encore à une distance d’au moins deux mètres. En linguistique on appelle cela un oxymore et en psychologie cela s’apparente au double lien, ce fameux double bind popularisé par l’École de Palo Alto. Macron en a livré une parfaite illustration l’autre jour en disant à ses « chers compatriotes » d’aller voter et de rester « en même temps » confinés à la maison.
Et si le masque, tout en cachant le visage et en retenant le souffle, le pneuma, donc l’âme comme l’entendent les Stoïciens, révélait in fine la vraie personne ? Dissimulés derrière notre masque, confinés dans nos quatre murs, nous osons consciemment et révélons inconsciemment notre personnalité connue et inconnue. Et nous nous rendons compte que la solidarité côtoie l’avilissement, la grandeur la petitesse, la générosité l’égoïsme, j’en passe et des meilleurs et des pires. Tous les jours, nous éprouvons une « Verwirrung der Gefühle », pour parler avec Stefan Zweig : des jours sans et des jours quand, les promesses de l’aurore et la mélancolie du crépuscule, des matins qui chantent et des lendemains qui déchantent, la fièvre du midi et le cauchemar de la nuit. Nous sommes simultanément, sans nous contredire, soignants et soignés, maîtres et esclaves, bien portant et contagieux, et nous passons de l’ennui d’être enfermés à l’exaltation d’être en vacances. Nous sommes angoissés d’être livrés à nous-mêmes et euphoriques d’être enfin seul, et ce que nous découvrons avec effroi, nous le recouvrons avec hypocrisie. Bref, nous nous surprenons tous à être bipolaires, voire multipolaires, ce qui devrait rendre les psys plus humbles à poser ce diagnostic à tort et à travers.
Tous ces comportements et affects pas si nouveaux que nous feignons de découvrir sont le terreau du kaléidoscope des conduites et émotions qui se font jour pendant cette crise du Covid-19. Ne nous étonnons donc pas que cette crise met à jour des comportements qui ne sont pas contradictoires, mais complémentaires, et qui se nomment égoïsme et solidarité, pitié et Schadenfreude, délation et sollicitude, dévouement et recherche de menus profits, transgression et appel au gendarme, j’en passe et des meilleurs et des pires. N’oublions pas enfin qu’en période de carnaval, justement, le masque autorise la transgression et que l’habit d’Arlequin lui permet de dire des vérités que les autres ne peuvent ni dire, ni ne veulent entendre.
Et ce n’est pas le moindre paradoxe qu’au moment où nous jouons tous à la fois la tragédie et la comédie les scènes de théâtre restent closes.