En octobre dernier, tous les lobbies du pays (ou presque) envoyaient leur lettre au formateur Luc Frieden. Les formules de salutation se distinguaient. La Fedil a opté pour un très sobre « Monsieur Frieden ». La Chambre de commerce, la Fédération des artisans et l’AMMD ont choisi « Monsieur le Formateur ». L’UEL donne du « Cher Monsieur Frieden ». L’ABBL est la seule organisation à avoir préfacé sa lettre au formateur par un « Cher Luc » manuscrit. (Les jardiniers de Gaart an Heem démarrent leur lettre par la formule peu inclusive « Messieurs et chers amis », tandis que les étudiants de l’Acel osent un « Bonjour Luc Frieden ».)
Luc Frieden arme les défenses de « la place ». L’ancien président de la BIL et de la Chambre de commerce applique le précepte reaganien : « personnel is policy ». Il a placé des hommes sûrs aux postes-clefs : Le directeur de l’UEL, Jean-Paul Olinger, dirigera de l’Administration des contributions directes, tandis que le propagandiste en chef de Luxembourg for finance, Nicolas Mackel, prendra la tête de la Représentation permanente à Bruxelles. Dans la commission parlementaire des Finances, les arrières sont assurés par les avocats d’affaires Laurent Mosar (CSV) et Guy Arendt (DP), le patron de fiduciaire Patrick Goldschmidt (DP), le secrétaire général de la Bourse, Maurice Bauer (CSV), ou encore par Michel Wolter (CSV), qui arrondit ses fins de mois avec des jetons collectés auprès de deux sociétés d’assurance. Ce mardi, la rapportrice du budget, Diane Adehm (CSV), discourait longuement devant le Parlement sur la place financière et ses bienfaits budgétaires. Une sorte d’apologie de l’hégémonie. Le pays serait tellement dépendant du secteur qu’il n’aurait d’autre choix que d’en renforcer l’attractivité fiscale et réglementaire, a expliqué Adehm. Vendredi dernier, le Wort avait préparé le terrain, expliquant à ses lecteurs : « Was gut ist für den Finanzplatz, ist gut für Luxemburg ».
Ce lundi, lors de leur conférence de presse annuelle, les dirigeants de l’ABBL se sont dits « réjouis ». Beaucoup de leurs propositions, notamment fiscales, auraient été « reprises » par le nouveau gouvernement, ce qui constituerait « un élément très positif ». Mais le but principal de la conférence de presse était autre : L’ABBL tentait de relativiser les profits insolents de ses membres, qui cumulent à six milliards d’euros en 2023, en hausse de 51 pour cent sur une année. L’opération de com’ ne visait pas seulement à amadouer le grand public, mais également à ne pas attiser les revendications syndicales, alors que les négociations sur la convention collective battent leur plein.
Peine perdue. L’intersyndicale Aleba-OGBL-LCGB a fait monter la sauce dès jeudi matin, en accusant le patronat des banques de « souhaiter plutôt faire une détérioration des précédentes conventions », alors que leurs bénéfices battent des records. L’ABBL a répliqué quelques heures plus tard, en dénonçant « un sentiment trompeur de confort et de sécurité » et un « faux semblant de sérénité ». Même si les banques vont très bien, le monde de dehors va très mal : « Conflits et tensions géopolitiques, épidémies et crises environnementales, inflation et récession économique, pauvreté et migrations [...] ». Bref, les syndicats ne devraient pas trop compter sur des augmentations de salaire.
« Une hirondelle ne fait pas le printemps », mettaient en garde les pontes de l’ABBL dès lundi. Les résultats, qui proviennent essentiellement des marges d’intérêts, risqueraient de n’être que « temporaires », et de ne pas se répéter en 2024. « Nous sommes quand même satisfaits », a fini par lâcher le vice-président de l’ABBL, Guy Hoffmann. (Une phrase qu’on entend rarement de la bouche d’un lobbyiste). Après tout, « le fait de gagner de l’argent est un point positif ». Le public devrait d’ailleurs s’en réjouir, ajoutait-il, les banques ayant payé 1,6 milliard d’euros en impôts directs en 2023, soit plus que le double de l’année précédente : « Les banques contribuent largement à la prospérité de notre pays ».
Dans son introduction au rapport annuel de l’ABBL, Hoffmann mobilise un autre élément du discours que la place bancaire produit sur elle-même, celle de sa prétendue vulnérabilité : « Are those tax revenues still certain ? », demande-t-il. « Much depends on our ability to remain profitable ». Il s’essaie comme moraliste : La « complaisance » serait « the biggest risk of all ». Les Luxembourgeois ne se soucieraient pas assez du « triple A », et se retrancheraient derrière « des attitudes défensives ».
Ce mercredi, dans la rotonde toute en verre et en acier située au rez-de-jardin de l’Hôtel de la BCEE, la directrice générale et le président de la Spuerkeess s’affichaient sobres, ne cédant pas à la tentation triomphaliste. Ce n’est que vers la fin de la conférence de presse, suite à la question d’une journaliste, que Françoise Thoma a concédé que le bénéfice 2023 était « le plus élévé dans l’histoire de la banque ». Il se chiffre à 400,8 millions d’euros, en hausse de 70,8 pour cent. (Le propriétaire, c’est-à-dire l’État, se voit verser un dividende de 120 millions d’euros, un juteux Apel fir den Duuscht.) La remontée des taux a été un jackpot pour toutes les banques de détail : La BGL annonce un bénéfice net de 577 millions, la BIL de 202 millions d’euros, en hausse de 42 respectivement de 32 pour cent.
Or, la Spuerkeess n’est pas une banque comme les autres. C’est un établissement public censé remplir un rôle social. Son président, Camille Fohl, assurait donc en introduction que « les chiffres ne sont pas une fin en soi ». La BCEE aurait pour ambition principale d’être « no beim Client » (ce qui sonnait comme un pastiche du slogan DP). Les chefs de la BCEE ont donc regretté que le nombre de nouveaux crédits immobiliers a été divisé par deux en 2023, tout en assurant que les critères d’octroi n’avaient pas changé. (2 450 nouveaux crédits immobiliers ont été accordés l’année dernière par la BCEE.) Quant à la classe moyenne affluente, elle a délaissé l’investissement immobilier pour les produits bancaires : Les sommes déposées sur des comptes à terme sont passées de 4,79 à 7,03 milliards.
La directrice générale, Françoise Thoma, a évoqué « une année très, très difficile pour les clients en variable ». Le communiqué officiel emploie à deux reprises le terme « proactif » pour décrire les relations avec les ménages et les entreprises asphyxiés par la hausse des taux. « Dans la mesure du possible », on aurait tenté de les « soutenir », en trouvant des solutions individuelles. La même politique accommodante aurait prévalu vis-à-vis du secteur de la promotion, dont l’apurement est attendu depuis deux ans, sans avoir eu lieu jusqu’ici. Des concessions auraient été faites, mais à condition que le promoteur verse d’avantage de fonds propres ou donne des garanties supplémentaires. Pour couvrir les nouveaux risques apparus dans son portefeuille hypothécaire, la BCEE a dû tripler ses provisions. « On n’en avait pas fait autant durant la période de Covid », a expliqué le membre de la direction, Olivier Wantz. « C’est vraiment un choc qui a affecté le bilan de la Spuerkeess. Si nous faisons quelque chose pour le client, cela comporte un risque plus élevé, qui entraîne un coût que nous devons porter comme banque. »
Les banques sont conscientes qu’il s’agit d’une question très sensible, a fortiori dans un pays qui a érigé l’accès à la propriété en raison d’État. Dans le rapport annuel de l’ABBL, le directeur d’ING Luxembourg évoque une année 2023 « dédiée à la pédagogie ». Cela commencerait par « acknowledging the disarray » des clients piégés par les taux variables. L’ABBL assure que « les banques veulent toujours faire crédit ». Elles feraient « partie de la solution », mais n’offriraient pas non plus « un service public ». Leur marge de manœuvre serait d’ailleurs des plus réduites, n’étant finalement « qu’un instrument » de la politique anti-inflationniste de la BCE. Sans parler des contraintes macroprudentielles, « rigoureuses », édictées par le régulateur.
L’ABBL a tenu à conclure sa conférence de presse sur une note optimiste, un « silver lining on the horizon » : Les taux directeurs devraient baisser en juin et les agences constateraient un regain d’intérêt. Même son de cloche chez la Spuerkeess, dont la directrice générale se veut « prudemment optimiste ». Les taux devraient retrouver « un niveau raisonnable », correspondant à une « normalité historique ». L’ABBL prépare les esprits à « accepter le new normal » c’est-à-dire des taux d’intérêt situés entre trois et quatre pour cent, leur fourchette des années 2000. (Entre 1985 et 1993, celle-ci se situait entre 6,50 et 8,25 pour cent.).
Entourée des Big Four et des cabinets d’avocats, l’industrie des fonds a supplanté la place bancaire historique. Son lobby, l’Alfi, apparaît aujourd’hui plus puissant que celui des banques. Le verre serait « à moitié plein et à moitié vide », concédait Guy Hoffmann ce lundi. Le secteur « se consolide », le nombre de banques étant passé de 121 à 118 entre 2022 et 2023. (Le pic fut atteint en 1994, lorsque le Grand-Duché comptait alors 222 banques.) L’emploi est resté « plutôt figé », estime Hoffmann, alors qu’il s’envole dans d’autres parties du secteur financier. Le vice-président n’a pas abordé la dégradation en succursales de nombreux établissements. Ils perdent ainsi l’autarcie et l’indépendance conçues à la fin des années 1990 pour les protéger des fiscs étrangers. Mais l’échange automatique a rendu superflu cette couche isolante coûteuse.
Le nouvel élément de langage, c’est « amplitude réglementaire » et la « saturation » que celle-ci provoquerait. Mais il y a pire : C’est la menace d’une « centralisation ». L’ABBL joint l’Alfi dans sa lutte contre les velléités de concentrer la supervision des fonds d’investissement à Paris. La CSSF serait une autorité « très professionnelle, très stricte, mais aussi très affinée avec les activités de la place », a assuré le nouveau président de l’ABBL, Yves Stein. Le match se joue actuellement à Bruxelles. Le couple franco-allemand (suivi par l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas et la Pologne) tente de renforcer le pouvoir de l’Autorité européenne des marchés financiers. Une alliance des petits États menée par le Luxembourg s’est rebellée. Jeudi dernier, cette fronde européenne a réussi à retarder le dossier qui sera « évalué » puis de nouveau débattu en juin. Il ne faudrait ni « sur-centraliser » ni « sur-réguler », avertissait Luc Frieden qui craint un exode en masse des fonds d’investissement vers Paris, siège de l’autorité européenne.
Comme les autres organisations patronales, l’ABBL se plaint de ses difficultés à attirer et retenir les « talents ». La « sophistication » de la place financière nécessiterait du personnel qualifié, notamment pour lutter contre le risque du blanchiment. « Les métiers de la conformité sont sous tension. Ce n’est pas évident d’avoir toujours des équipes au complet », avouait le secrétaire général de l’ABBL, Camille Seillès, ce lundi. « Nous voulons aussi être un employeur attractif pour nos enfants », renchérissait Yves Stein. À ses yeux, il serait important de garder « un stock minimum de cadres dans notre industrie qui sont nés ici ». Ce n’est qu’à la page 81 du rapport de l’ABBL qu’un membre de l’organisation patronale appelle à une « introspection ». Les « managerial cultures » devraient être repensées : « If we want to recruit the agents of change that our institutions need, we need to be able to respond to their quest for purpose ». Il faudrait développer un nouveau « narratif », estimait Stein, ce lundi. Quatre jours plus tard, l’ABBL réagençait le « narratif » dans un communiqué de presse dirigé contre les revendications syndicales : La « nouvelle génération » serait davantage en « quête de sens » que d’augmentations de salaire.
Yves Stein
Trouver un président pour l’ABBL, cela relève du casse-tête. Il y a de moins en moins de candidats correspondant au profil : Dirigeant, de préférence luxembourgeois, d’une banque (relativement) importante, dont l’actionnaire accepte qu’il consacre son temps à la bonne cause. En 2024, le choix est tombé sur un homme sexagénaire, plutôt en fin de carrière. Yves Stein, directeur de la banque Edmond de Rothschild Europe. Né en 1963 (la même année que Luc Frieden), il est le fils de Gaston Stein, ancien maire CSV de la commune de Junglinster (dont le centre polyvalent porte le nom). Boutons de manchette, cravate jaune avec pochette de costume assortie, le nouveau président de l’ABBL correspond à l’image traditionnelle du banquier. (Même si, ce lundi, il ne portait pas de montre de luxe suisse, mais une Apple Watch à bracelet orange.)
Le sexagénaire Yves Stein estime qu’« au moins trente pour cent » de son temps de travail sera désormais occupé par la présidence de l’ABBL. Puisque la charge est honorifique, ce serait en fait sa banque qui en financerait l’exercice. « Le Luxembourg a toujours été important pour mon actionnaire », dit Stein. La banque Edmond de Rothschild s’est installée au Grand-Duché dès 1969, élargissant sa présence à partir des années 1980. Ses relations avec les autorités ont récemment été turbulentes. Dans le cadre d’une affaire de blanchiment, la CSSF a condamné la banque en juin 2017 à une amende record de neuf millions d’euros, avant de retirer en 2020 l’honorabilité professionnelle au CEO de l’époque, Marc Ambroisien. (Une procédure pénale a été ouverte en 2016, dont l’instruction suit toujours son cours.)
C’est après la tempête que Yves Stein entre chez Edmond de Rothschild Europe, d’abord au conseil d’administration (en automne 2018), puis à la direction (au printemps 2019). Sa carrière antérieure lui a fait traverser « tous les métiers de la banque ». Fils d’un paysan-politicien (reconverti dans le commerce de machines agricoles), il débute dans le service entreprises de la BGL, côtoyant le tout-Luxembourg patronal. Il intègre ensuite le milieu plus feutré de la banque privée, passe quelques années en Suisse pour la Fortis et BNP Paribas, avant de réapparaître au Grand-Duché en 2010 comme CEO d’une petite banque genevoise. Trois ans plus tard, il est nommé CEO de la KBL. La banque de tradition vient de passer sous contrôle qatari et Stein s’envole tous les deux mois à Doha pour rapporter aux actionnaires. Il rachètera des banques privées plus ou moins boutiques à travers l’Europe et continuera à réduire les effectifs au Luxembourg. (D’après le Statec, ceux-ci passent de 1 040 à 710 employés entre 2013 et 2018.) Mais contrairement à ses prédécesseurs, Stein opte pour des départs à la préretraite plutôt que pour des plans sociaux, une mesure qui permet à la banque d’éviter la mauvaise publicité.