Dans l’édition du Lëtzebuerger Land du 21 juin 20191, nous avions situé l’avis que la Commission de Venise a rendu le 18 mars 2019 dans le contexte du grand chantier de révision officiellement ouvert depuis avril 2009 pour adapter notre Constitution de 1868 aux réalités et aux besoins modernes. Nous avions regardé de plus près l’analyse des experts du Conseil de l’Europe au sujet des dispositions projetées en matière de droits et de libertés. Or, comme nous l’avions annoncé à ce moment, les autres volets de l’avis du 18 mars 2019 méritent eux aussi que l’on s’y attarde un peu plus longtemps.
Comment sont traités les aspects institutionnels de l’État dans la proposition de révision portant instauration d’une nouvelle Constitution2 et comment y réagit la Commission de Venise ?
Parmi « les points qui pourraient [aux yeux de la Commission de Venise,] poser des problèmes d’interprétation ou d’application », il s’agit d’« apporter à la mouture actuellement en discussion des précisions a) sur les conditions et effets du référendum et la composition du corps électoral, appelé à y participer, b) les conditions de nomination et de fonctionnement du Conseil d’État et du Conseil supérieur de la justice, c) le mode de nomination et de révocation des magistrats et d) les modalités de nomination et la durée du mandat du médiateur » de surplus à l’intérêt de « clarifier les dispositions relatives aux droits et libertés, en en alignant la portée sur celles des normes de droit internationales » et de « reprendre formellement dans le texte constitutionnel le principe de la hiérarchie des normes, sinon du moins celui de la primauté du droit international ». La Commission souhaiterait encore certaines autres adaptations, qui se présentent comme suit :
– qualifier de « lois organiques » les lois que la Chambre des députés doit adopter à la majorité qualifiée des deux tiers de ses membres et préciser de façon générale la notion de « loi » ; dont la signification diffère selon le contexte;
– définir la notion de « crise internationale » ;
– déterminer les pouvoirs des commissions d’enquête parlementaire ;
– cerner le moment où une régence prend fin ;
– préciser le rôle du Premier ministre dans la composition du Gouvernement et identifier la juridiction compétente en matière de responsabilité pénale des membres du Gouvernement ;
– déterminer l’effet des déclarations d’inconstitutionnalité des lois ;
– prévoir les conditions de dissolution des conseils communaux et identifier l’autorité de surveillance des communes.
L’avis du 18 mars 2019 s’aligne sur la structure du texte constitutionnel en projet, subdivisé en douze chapitres, dont les chapitres 11 (« De la révision de la Constitution ») et 12 (« Des dispositions finales ») ne sont pas commentés. La Commission y soulève encore une série de « questions horizontales » s’étendant à plusieurs aspects différents du texte en projet. Nous nous proposons de suivre cette approche, tout en commençant par les questions horizontales soulevées par l’avis.
L’article 72, alinéa 3 de la proposition de révision3 reprend l’idée que certaines lois ne peuvent être adoptées par la Chambre des députés qu’avec les voix de deux tiers de ses membres ; cette majorité qualifiée s’identifie à celle requise pour les révisions constitutionnelles. Les auteurs de la proposition de révision ont, notamment à l’instigation du Conseil d’État, prévu d’élargir le nombre relativement restreint de cas où la Constitution actuelle exige une majorité qualifiée4 ; la Commission appuie cette approche, en notant que « l’extension de la possibilité d’adopter des lois à la majorité qualifiée – soit des actes normatifs intermédiaires entre la Constitution et la loi ordinaire – apparaît de toute manière opportune ».
Déjà dans son avis de 2009, elle avait estimé que le projet de nouvelle Constitution était l’expression d’une grande confiance à l’égard du législateur, puisque plusieurs dispositions réserveraient exclusivement à la loi le soin de déterminer les restrictions susceptibles d’affecter notamment les droits et libertés. Il y a été remédié en déclarant les droits fondamentaux identifiés dans la future Constitution comme absolus, et en encadrant par plusieurs garde-fous, inscrits dans le texte constitutionnel, les restrictions que le législateur pourra désormais apporter aux libertés publiques. Dans son avis de 2019, la Commission insiste encore une fois sur ce point, en ne visant plus, comme en 2009, les droits et libertés, mais en se focalisant sur les lois prévues par la Constitution pour régler la composition et le fonctionnement des institutions.
L’adoption de ces lois organiques5 devrait, d’après elle, intervenir à la majorité qualifiée. En effet, les modifications de la Constitution requièrent des conditions de mise en œuvre et une procédure plus exigeantes que celles prévues pour l’adoption des lois ordinaires. Une trop grande confiance dans le législateur se traduisant par la possibilité lui attribuée d’aménager voire de restreindre la portée des principes inscrits dans la Constitution pourra mener jusqu’à vider ces principes de leur essence sens grâce à des lois votées à la majorité ordinaire par une majorité parlementaire qui n’aurait pas à se soucier du consensus politique des deux tiers des membres de la Chambre des députés prévalant en matière constitutionnelle.
La Commission préconise la majorité qualifiée plus particulièrement en relation avec les lois organisant le mandat du médiateur (dénommé d’ailleurs de façon incorrecte « Ombudsman », cf. art. 82), réglant la composition et le fonctionnement du Conseil d’État (cf. art.92) ou du Conseil national de la justice (cf. art. 102) ou encore celles portant sur l’organisation des cours et tribunaux et sur le statut des magistrats (cf. art. 95, 96, 97 et 100(1)). Dans ce même ordre d’idées, elle pense encore que la majorité qualifiée devrait également s’appliquer à la loi, appelée à régler l’exercice du droit d’enquête attribué à la Chambre des députés, « afin de garantir que [les droits des commissions d’enquête] ne soient pas abolis par une loi ordinaire votée par la majorité parlementaire ». Par contre, son avis reste muet sur l’application du principe de la majorité qualifiée aux aspects organiques du règlement de la Chambre des députés, considéré comme équipollent aux lois (nonobstant l’ajout prévu à l’article 69, première phrase de la proposition de révision voulant que le Règlement « détermine les mesures d’exécution des lois qui concernent son organisation »).
Elle se montre par ailleurs surprise que la majorité qualifiée soit uniquement envisagée pour fixer le nombre des députés dans chaque circonscription électorale, mais non pour la loi électorale en tant que telle6, surprise d’autant plus compréhensible que le droit électoral ne bénéficie pas des garanties de la clause transversale prévue pour les autres libertés publiques. Toujours à l’endroit du droit électoral, elle préconise que le principe de l’obligation de voter soit ancré dans la Constitution plutôt que d’en laisser la compétence au législateur ordinaire.
Enfin, la Commission soulève encore le fait que la Constitution actuelle continue à exclure de manière générale du droit de vote les condamnés à certaines peines privatives de liberté, en ignorant que la Cour européenne des droits de l’homme a itérativement jugé ces exclusions comme étant contraires à la Convention européenne des droits de l’homme ; la formule de la proposition de révision qui renvoie à la loi pour établir les cas dans lesquels une sentence judiciaire peut priver un condamné de son droit de vote trouve par contre son assentiment, « à condition que les restrictions du droit de vote soient conformes à la jurisprudence de la Cour. » Il n’en reste pas moins qu’en attendant l’entrée en vigueur du texte constitutionnel en projet, le constituant luxembourgeois devrait, par respect du principe de la primauté du droit international, adapter le texte de l’article 53 de la Constitution.
Une autre question horizontale soulevée par la Commission de Venise a trait à la définition de la notion de « loi » dans la Constitution en projet. Il s’agit ici plutôt de la constatation que, contrairement à la portée purement matérielle que les traités internationaux réservent à la notion de « loi »7, la loi a dans la Constitution luxembourgeoise une nature formelle, car elle ne vise que les actes adoptés par la Chambre des députés dans les formes que la Constitution prévoit pour le vote des lois. Par contre, la Commission n’a pas autrement commenté les matières que la Constitution réserve à la loi (formelle) et dans lesquelles des règlements et arrêtés d’exécution ne peuvent être pris qu’aux fins et, le cas échéant, dans les conditions spécifiées dans la loi8.
Les observations critiques de la Commission de Venise au sujet du Chapitre 1er (« De l’État, de son territoire et de ses habitants ») concerne le choix du terme « Nation » pour désigner le titulaire de la souveraineté, les principes gouvernant le régime linguistique, la portée des pouvoirs étatiques susceptibles d’être transférés à des organisations internationales, et l’absence d’évocation de la hiérarchie des normes et de la primauté du droit international, que le droit constitutionnel luxembourgeois considère comme des principes généraux du droit et qui n’ont dès lors pas besoin d’être inscrits dans le texte constitutionnel.
Pour les questions de la hiérarchie des normes et de la primauté du droit international, nous nous permettons de renvoyer à l’article précité du 21 juin 2019.
Alors que selon la doctrine, surtout en France, le mot « peuple » a une signification juridique plus précise, la tradition constitutionnelle belge et luxembourgeoise donne l’avantage au terme « Nation », et la Constitution française du 4 octobre 1958 semble à son tour considérer les deux notions comme synonymes, en retenant à son article 3 que « la souveraineté nationale appartient au peuple … ». Nous n’estimons pas devoir attacher de l’importance à la remarque de la Commission préférant le terme « peuple », tout en déplorant qu’elle n’ait pas trouvé nécessaire de se prononcer sur le manque de cohérence formelle du texte de la proposition de révision qui ne se décide pas entre les notions de « Nation » (qui a été introduite dans notre Constitution lors de la révision de 1919) et de « pays » (reliquat linguistique du XIXe siècle qui s’est maintenu dans plusieurs articles constitutionnels)9.
La Commission critique, à bon escient, la formule de l’article 4, selon laquelle, « la langue du Luxembourg est le luxembourgeois », en se demandant quel pourrait en être l’effet normatif. À cet égard, la proposition du Conseil d’Etat de 201210, hélas non retenue, de dire que « le luxembourgeois est la langue nationale » (on aurait également pu dire : « le luxembourgeois est la langue des Luxembourgeois ») avait l’avantage de suggérer la maîtrise du luxembourgeois comme condition d’obtention de la nationalité, tout en évitant d’y donner une importance excessive. Dans le même ordre d’idées, la reprise de la suggestion de la Haute Corporation de préciser que le régime de l’emploi des langues luxembourgeoise, allemande et française, énoncé dans le texte, vaut uniquement « en matière législative, administrative et judiciaire »11 permettrait d’éviter l’ambiguïté du texte actuel, critiqué par la Commission.
La crainte de transferts excessifs de pouvoirs étatiques à l’Union européenne ou à d’autres organisations internationales (même à titre définitif et non plus temporairement comme prévu actuellement) n’a, à notre avis, pas de raison d’être, alors qu’en vertu de l’article 5 de la proposition de révision les traités prévoyant de telles dévolutions de compétences institutionnelles continueront à devoir être approuvés à la majorité qualifiée par la Chambre des députés, majorité identique à celle prévue pour les révisions constitutionnelles. Dans ces conditions, la précaution avancée par la Commission de prévoir l’exclusion de tout transfert possible, par exemple en relation avec l’identité constitutionnelle de l’État, la protection des droits fondamentaux ou, de façon plus générale, le noyau essentiel des pouvoirs souverains, ne nous semble pas justifiée. En effet, ces matières sont pour partie difficiles à cerner et pourraient s’avérer un frein à l’intégration européenne, inscrite comme objectif constitutionnel à l’article 5 de la proposition de révision.
Depuis l’entrée en vigueur des textes constitutionnels du XIXe siècle, le rôle du Grand-Duc, chef de l’État et formellement toujours titulaire du pouvoir exécutif, a foncièrement changé. Ses fonctions actuelles ne sont plus perçues comme des prérogatives, mais comme des attributions, voire des responsabilités constitutionnelles. Celles-ci peuvent être rangées sous les trois maîtres-mots suivants :
– ces fonctions sont emblématiques faisant du Grand-Duc le plus haut représentant de l’État et le symbole de son identité, de son unité et de son indépendance ;
– en sa qualité de chef de l’État il assume un rôle modérateur, notamment si les forces politiques n’arrivent pas à trouver la majorité parlementaire nécessaire pour gouverner le pays12 ;
– dans le cadre de son activité courante, il est le « notaire de la nation » qui authentifie vis-à-vis de la nation les actes normatifs et administratifs pris par les autres institutions.
La Commission de Venise note que « l’un des objectifs de la réforme constitutionnelle est de moderniser le texte de la Constitution pour refléter la réduction effective des pouvoirs du Grand-Duc ». Et elle ajoute que « le projet établit donc que les pouvoirs du chef de l’État sont largement formels et qu’il n’a que peu d’influence sur les décisions politiques du Gouvernement et du Parlement, ce qui garantit le respect des principes démocratiques et de l’Etat de droit. » L’avis du 18 mars 2018 s’avère dès lors largement favorable pour les solutions prévues tant en ce qui concerne la nouvelle manière de concevoir la fonction du Grand-Duc comme Chef de l’État que pour ce qui est du règlement des questions dynastiques, dont en premier lieu les règles de succession.
Les critiques de la Commission se limitent en fin de compte à deux. La première tient à la formulation des compétences réglementaires lors d’un état de crise. Abstraction faite de la manière insuffisamment précise de cerner l’état de crise, la Commission estime que les conditions prévues pour gérer et surtout pour mettre fin à un état de crise ne donnent pas satisfaction. L’état d’urgence est constaté à l’initiative du pouvoir exécutif, et formellement du Grand-Duc ; si la situation se maintient au-delà de dix jours13, la Chambre des députés doit confirmer à la majorité qualifiée les dispositions normatives prises par le pouvoir exécutif, l’état de crise ne pouvant être maintenu au-delà de trois mois.
Or, la Commission évoque l’hypothèse où le Parlement ne serait pas capable de se réunir dans le délai prévu ou où les conditions ayant fait déclencher l’état de crise perdureraient au-delà de trois mois, et elle rappelle qu’ «une Constitution se doit de prévoir des hypothèses aussi graves, aussi peu plausibles qu’elles soient ». Elle semble se contenter, sans sourciller, de la réponse avancée par les « autorités luxembourgeoises » qui « ont indiqué qu’un nouvel état d’urgence pourrait être proclamé » dans ces conditions.
Cette désinvolture a de quoi inquiéter. En effet, sommes-nous sûrs que lors d’un état de crise les institutions peuvent toujours continuer à fonctionner normalement ? En admettant que le Parlement ne puisse pas se réunir dans les délais prévus, l’état de crise cessera-t-il au dixième jour, même si les conditions de son déclenchement persistent ? Ou en l’absence d’aval parlementaire de la décision prise par l’exécutif, celui-ci sera-t-il en droit de proclamer de nouveaux états de crise consécutifs, chaque fois limités à dix jours, jusqu’au moment où l’état de crise aura cessé ? Dans ces conditions l’exécutif ne deviendra-t-il pas seul maître du jeu en ne décidant pas seulement du déclenchement de l’état de crise, mais en décidant aussi, sans contrôle parlementaire, du moment où il prendra fin ? N’est-ce pas grandement ouvrir les portes constitutionnelles à un régime politique, susceptible d’être mis en place sous l’effet de la dérive autocratique d’un Gouvernement peu enclin au respect des valeurs démocratiques et parlementaires ?
Au regard des problèmes non résolus que la proclamation de l’état de crise risque d’entraîner dans des situations exceptionnelles, le deuxième point critiqué par la Commission s’avère anodin. Si la mise en place d’une régence est minutieusement réglée dans le futur texte constitutionnel, celui-ci reste par contre muet sur les conditions et le moment d’y mettre fin. En somme, il s’agit ce moment est celui où le titulaire de la fonction grand-ducale ou son successeur assumera de nouveau ou reprendra les fonctions de chef de l’État. La question de savoir quand un membre de la famille grand-ducale ou le Gouvernement est appelé à la régence est ambigüe, dans la mesure où l’impossibilité du Grand-Duc de remplir ses attributions constitutionnelles figure comme cause d’institution d’une régence tant à l’article 58 qu’à l’article 60. L’article 60 détermine en outre la fin de la régence assumée par le Gouvernement comme étant le moment où le successeur prête serment. Cette précision fait défaut à l’article 58 relatif aux régences assumées par un membre de la famille grand-ducale. Il conviendrait de distinguer plus clairement les situations où l’exercice de la régence reviendra à un membre de la famille grand-ducale ou au Gouvernement, tout en insérant à l’article 58 la précision susmentionnée de l’article 60.
La Commission fait remarquer que si en vertu de l’article 74 de la proposition de révision la Chambre peut demander la présence des membres du Gouvernement, elle ne peut pas, contrairement à ce que prévoient d’autres constitutions européennes, obliger ceux-ci à lui fournir les renseignements utiles pour l’exercice de son contrôle parlementaire. Elle estime que le Gouvernement devrait être tenu de communiquer toute information dont il dispose en relation avec les dossiers débattus au Parlement, et que cette obligation devrait figurer explicitement dans le futur texte constitutionnel.
Elle s’inquiète encore que les compétences attribuées à la Chambre pour autoriser des interventions de la force publique en-dehors du territoire national puissent poser problème si, dans des conditions exceptionnelles, il n’est possible de prendre la décision afférente en temps utile. Cette inquiétude ne nous paraît pas fondée, alors que la loi qui déterminera la manière d’accorder l’autorisation, pourra prévoir d’en confier la compétence à une émanation de la Chambre bien plus facile à réunir et bien plus flexible pour décider.
Depuis l’introduction de la disposition afférente lors de la révision du 15 mai 1919, la Chambre des députés dispose du monopole de l’initiative des consultations populaires ayant lieu au niveau national ; elle décide aussi des hypothèses et des conditions des référendums à organiser. Cette compétence parlementaire a toujours été considérée comme impliquant le pouvoir de déterminer aussi le caractère purement consultatif ou juridiquement contraignant du verdict populaire à intervenir. L’approche retenue à l’article 78 de la proposition de révision14 ne s’écarte pas des règles actuelles. Selon la Commission « il serait souhaitable que la Constitution traite, au moins dans les grandes lignes, des effets, mais aussi des conditions d’un référendum. De même l’indétermination constitutionnelle du corps électoral s’agissant des référendums peut être discutée ». Nous nous interrogeons sur l’opportunité et sur la plus-value de lier davantage le législateur sur les conditions et effets des référendums. Quant aux électeurs appelés à y participer, il est constant qu’il s’agit du corps électoral parlementaire, parce que la disposition est inscrite au chapitre relatif à la Chambre des députés ; toute interprétation qui s’écarterait de cette ligne devrait effectivement figurer explicitement dans le dispositif constitutionnel.
Au titre des dispositions relatives au Gouvernement, la Commission se borne à discuter la distinction à faire entre la responsabilité politique du Gouvernement devant la Chambre des députés et la responsabilité pénale de ses membres. En matière de responsabilité ministérielle sur le plan pénal, elle s’interroge sur le bien-fondé du renvoi à la loi ordinaire pour déterminer la juridiction compétente pour juger un ministre. Cette approche serait pourtant pertinente, du moment que dans une démocratie qui a atteint un haut degré de maturité et qui se réclame de surcroît des principes de l’État de droit, les responsabilités politiques et pénales sont nettement séparées. Dans cette optique, le juge qui sera assigné au ministre présumé fautif, devra être celui qui est, en vertu du droit commun, compétent pour juger les faits reprochés au ministre. La deuxième phrase de l’alinéa deux du paragraphe 3 de l’article 9015 est-elle dès lors nécessaire ou ne s’avère-t-elle pas, au contraire, contreproductive pour la bonne compréhension du texte.
En matière de justice, nous avons déjà évoqué l’insistance des experts du Conseil de l’Europe pour faire du cadre légal de l’organisation judiciaire et de la loi d’organisation du futur Conseil national de la justice des lois organiques, à adopter à la majorité qualifiée. D’autres points à préciser ou à corriger s’y ajoutent. La Commission de Venise propose ainsi de retenir, explicitement, par analogie au principe de l’inamovibilité des magistrats du siège formellement prévu, que les magistrats des parquets soient nommés jusqu’à leur retraite.
Elle se demande par ailleurs comment le contentieux des conflits d’attribution sera réglé à l’avenir, à la suite de la suppression dans la proposition de révision de la disposition de l’article 95 de la Constitution actuelle, en vertu duquel cette compétence revient à la Cour supérieure de justice.
Elle préconise encore que le Conseil national de la justice soit non seulement compétent pour veiller au bon fonctionnement de la justice, mais qu’il doive également en « garantir » l’indépendance. Or, cet ajout entraînerait une obligation de résultat pour le Conseil dont le respect dépasserait probablement ses moyens dans des circonstances extrêmes. Nous donnerions dès lors l’avantage à une formule selon laquelle le Conseil sera compétent pour veiller au bon fonctionnement et à l’indépendance de la justice (y compris celle des magistrats) qui remplacerait l’actuel alinéa 1er de l’article 102 de la proposition de révision16. Quant à l’autre question de la Commission de savoir « si les pouvoirs du Conseil national de la justice sont identiques pour les juges et les membres du Parquet », nous croyons pouvoir déduire la réponse de l’alinéa 3 dudit article 10217. La Commission omet d’évoquer le projet d’attribuer par ailleurs au Conseil des compétences en matière disciplinaires des magistrats ; nous nous demandons si cette compétence n’est pas suffisamment importante pour être explicitement mentionnée dans la Constitution.
Les idées initiales relatives à une réorganisation du contrôle de la constitutionnalité des lois, notamment défendues par le Conseil d’État, ont été bridées, de sorte que le cadre organique en place ne changera pas fondamentalement. Il est cependant prévu d’adapter ce cadre, repris à l’article 95ter de la Constitution actuelle, encore avant la finalisation de la proposition de révision18. Les modifications projetées concernent, d’une part, la possibilité d’adjoindre à la Cour des membres suppléants, et de conférer aux décisions de la Cour un effet erga omnes. Les craintes formulées à ce sujet par la Commission ne semblent guère fondées, alors qu’il est prévu que les suppléants seront nommés de la même manière et qu’ils auront les mêmes statuts que les membres effectifs, sauf à ne siéger qu’en cas de besoin.
La Commission souhaiterait voir le rôle de la Cour consolidé, sans pour autant indiquer les pistes pour ce faire et sauf à estimer que la déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi ne devrait pas seulement comporter l’impossibilité de l’appliquer mais devrait comporter son annulation. Nous préférons la solution envisagée par le constituant luxembourgeois qui ne fera pas disparaître la disposition légale matériellement, mais qui laissera le soin de décider d’une éventuelle suppression entre les mains du législateur. Une autre question non abordée concerne la place dans la hiérarchie des normes des règlements grand-ducaux pris lors d’un état de crise ; sont-ils, puisqu’ils peuvent déroger à des lois existantes, équipollents aux lois et dès lors susceptibles d’un contrôle de leur constitutionnalité ou gardent-ils leur statut normatif de règlements grand-ducaux avec comme conséquence de pouvoir être contrôlés sur leur conformité aux normes supérieures par l’ensemble des cours et tribunaux ?
Une dernière série d’observations de la Commission vise les communes. La pertinence de sa première suggestion « de prévoir expressément l’autonomie communale19 comme principe constitutionnel » ne nous semble pas donnée, du moment que la proposition de révision reprend la disposition actuelle voulant que « [l]es communes forment des collectivités autonomes »20.
Or, toute forme d’autonomie dépend des moyens dont disposent les bénéficiaires pour l’exercer. Aussi la Charte européenne de l’autonomie locale, à laquelle l’avis du 18 mars 2019 se réfère, consacre-t-elle le droit des collectivités locales à des ressources financières propres, qui doivent être proportionnelles à leurs compétences et dont elles peuvent disposer librement ; une partie de ces ressources est censée provenir des taxes et impôts locaux, dont le taux est librement fixé par les collectivités locales. La Charte admet par ailleurs des soutiens financiers de la part du pouvoir central, répartis suivant un système de péréquation, corrigeant les inégalités entre moyens et charges et favorisant les collectivités financièrement plus faibles21.
L’autonomie financière des communes est reconnue par la proposition de révision, qui sont compétentes, en vertu de l’article 121, pour « établir les taxes et impôts communaux nécessaires à la réalisation de l’intérêt communal » et peuvent prétendre « aux ressources financières pour remplir les missions qui leur sont confiées par la loi ». Si le principe du « droit à des ressources propres suffisantes » de l’article 9 de la Charte européenne semble respecté, la proposition de révision passe pourtant sous silence la pratique bien enracinée de l’État de soutenir financièrement les communes, sans laquelle la survie économique de nombreuses collectivités locales ne serait pas assurée. Il est permis de se demander si une précision dans ce sens ne serait pas opportune.
L’article 8 de la Charte européenne précise que « tout contrôle administratif des actes des collectivités locales ne doit normalement viser qu’à assurer le respect de la légalité et des principes constitutionnels ». La Commission de Venise s’y réfère pour exprimer sa crainte que l’approbation de certains actes communaux par une autorité de surveillance étatique, telle qu’inscrite à l’article 125 de la proposition de révision22, ne puisse « aller dans certains cas à l’encontre de l’article 8 de la Charte ». Fondé sur une jurisprudence constante, élaborée notamment par les juridictions administratives, le texte inscrit à l’article 125 nous paraît, malgré sa lourdeur excessive et les répétitions entre la première et la deuxième phrase de son alinéa 1er, en ligne avec les exigences de la Charte limitant « normalement » le contrôle de tutelle aux seules considérations de régularité et de légalité de l’acte pris. Il nous semble par ailleurs important que ce contrôle continue à se faire aussi par rapport aux impératifs de l’intérêt général, lorsque par exemple les choix communaux relatifs à leurs instruments d’aménagement local s’avèrent contraires aux lignes directrices qui se dégagent de l’aménagement du territoire à l’échelon national.
Enfin, la Commission soulève à bon escient l’omission de la désignation de l’organe chargé de la surveillance des communes. En pratique, cette tâche revient d’après la loi communale de 1988 au ministre de l’Intérieur. Or, le respect de la séparation des pouvoirs retient le constituant d’intervenir dans une compétence, réservée au Grand-Duc selon l’article 76 de la Constitution actuelle et devenant une compétence du gouvernement en vertu de l’article 88 de la proposition de révision. Tout en reconnaissant l’intérêt de définir avec plus de précision l’autorité de surveillance dans le texte constitutionnel même, la précision souhaitée par la Commission pourrait tout au plus confier au Gouvernement de déterminer lequel de ses membres en sera chargé en pratique.
Pour conclure, nous voyons l’utilité de la prise en compte conséquente d’un grand nombre des observations de la Commission de Venise, tant en ce qui concerne la future organisation institutionnelle de l’État que pour ce qui des droits et libertés, et cela pour deux raisons. D’une part, l’association de la Commission au travail de réflexion requis pour finaliser le nouveau texte constitutionnel serait dégradée au rang d’un pur maculage, si ses observations n’étaient pas suivies. D’autre part, le Luxembourg a, au moment d’adhérer au Conseil de l’Europe, souscrit au devoir juridique et moral de respecter les valeurs démocratiques élaborées sous son égide et de les promouvoir au mieux de ses compétences.