La zone est dans l’océan Atlantique, prise entre la réalité et la légende, triangle formé avec le sud de la Floride et Porto Rico. Secteur mystérieux pour la marine, pour l’aéronautique, suivant les rumeurs, théâtre de toutes sortes de disparitions. Il est cet autre triangle, sur la scène du Théâtre national du Luxembourg, deux pianos, à gauche et à droite sur le devant, à l’arrière un pupitre électronique où officiera David Bennent. Et à l’inverse de la mer des Sargasses, s’il est encore question de navigation dans les lignes de Michaux, un jour j’arra-cherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers, le concert scénique auquel on assistera tient du voyage certes, mais pas de disparition au bout, au contraire, une heure un quart de création, dans l’entrecroisement, l’entrelacement, de mots et de sons. Les signes, car Henri Michaux était passé à leur tour aux moyens picturaux, dessins, peintures, des exemples en sont exposés dans le hall ; il voulait ainsi échapper à l’obstacle de la signification des mots. Et sur la scène il y aura les effets de lumière, de couleur.
Il y a du nomadisme chez Henri Michaux. Dans la tradition baudelairienne, anywhere out of the world même, dans celle de Rimbaud et de son ivresse. Henri Michaux s’était fait marin un court moment, 1920-21, bourlingueur ; puis vint définitivement le temps de la littérature, d’autres évasions, d’autres explorations, esquissés par Jean Portante dans sa conférence, notamment dans l’espace du dedans, avec l’aide contrôlée de la mescaline. « Je ne voyage plus/ Pourquoi les voyages m’intéresseraient-ils/ … Je peux l’arranger moi-même, leur pays. »
C’est l’incipit de Liberté d’action, texte que le compère de Jean Portante, le comédien Jacques Bonnaffé avait lu, dont les mots avec d’autres étaient emportés dans la fantaisie et la verve de l’interprétation. C’est aussi le titre du spectacle de Heiner Goebbels, et contraste radical, comme en face de deux expressivités extrêmes, d’un coup les mots ne s’envolent plus, ont pris du poids, lui redoublé même avec la traduction allemande, mués en matière, en matériau sonore venant s’aligner aux notes, aux sons des deux pianos, s’y mêler, ces derniers les soulignant, les prolongeant, les contrecarrant. Et la voix si caractéristique de David Bennent, tant soit peu rude, peut-être la dirait-on voilée, rauque et charmante pour citer encore Baudelaire, de résonner à son tour, suivant les tonalités variées, tel un troisième instrument de musique.
À leurs pianos, Hermann Kretzschmar et Sophie Patey, de l’Ensemble Modern, n’arrêtent pas de nous surprendre, tellement la richesse sonore que leurs mains tirent du clavier, du corps même de l’instrument, autre exploration du dedans, vient étoffer les éclats de la poésie. David Bennent, quant à lui, ne se limite pas d’y faire consonner les extraits de Michaux, il s’avère arrangeur, maître de cérémonie théâtrale, allant jusqu’à bouger les deux pianos, glisser des parois mobiles, changeant de la sorte l’espace, étirant, rapetissant le triangle décrit plus haut. Il restera toujours les trois sommets, les segments qui les relient, repères d’un dispositif en mouvement, vivant. À l’image justement de ce que Michaux disait de la vie, me parcourir, là est l’aventure d’être en vie. De cette façon dont il considérait aussi le langage, la poésie, et voulait la même liberté d’allure pour les arts plastiques.