Il y a toujours cette forme de prise d’otage au 3 du Trois, où à chaque fois, on nous livre, en plus de la sortie de résidence qu’on est venus voir, d’autres objets d’artistes de la famille Trois C-L. Mais en vérité, c’est un heureux syndrome de Stockholm qui nous habite à chaque « 3 » du mois quand on y est, et on y revient toujours avec joie. Encore une fois, qu’on aime ou non, la qualité des propositions est ici toujours au rendez-vous, et si ce sont souvent des pièces en chantier, la plupart donne à voir des formes surprenantes, infusées d’expérimentations, d’idées fortes et surtout de cette fameuse prise de risque, qui a tendance à disparaitre dans le spectacle vivant actuel. Tout ce qu’on adore, en somme.
Après une projection au foyer du teaser de lancement de cette ambitieuse saison que décline le Centre Chorégraphique, qui a multiplié ses ambitions cette année. En plus des missions déjà en place et brillamment tenues – formations pro, soutien des artistes, médiations et stages, diffusion –, les voilà agrémenter leur programmation d’un volet nommé « Hors Circuits », permettant aux artistes logés au Trois C-L, ou ceux intégrés aux réseaux d’actions de la structure, d’y montrer leur travail en cours. Là-dedans, on retrouve, entres autres, Rihanon Morgan, Georges Maikel, Sarah Baltzinger, certains noms connus de la danse luxembourgeoise, qu’on ne rechigne pas à retrouver en scène.
Après un voyage dans les hypnotiques photos d’Arnoldas Kubilius exposées là, comme le Trois n’est pas avare, on nous place dans la petite salle en configuration « cinéma », devant une captation de A million eyes, spectacle que la chorégraphe Léa Tirabasso a créé avec les étudiants de la compagnie Edge de la London Contemporary School. On y découvre un projet plein d’animalité, dépeignant le caractère versatile de l’humain, dans une furieuse autodérision et des traits chorégraphiques exacerbés. Pour clôturer la séance, on retrouve Tirabasso en visioconférence depuis le Centre de Danse d’Annonay, où elle est en résidence pour monter une nouvelle pièce. En trois minutes, son travail sur ce projet est résumé, construit en novembre 2020, sur une période de vingt après-midis seulement, l’épée de Damoclès Covid au-dessus de la tête, « chaque jour on avait peur de ne pas se retrouver le lendemain, alors on se disait, tant qu’on peut le faire, on le fait ». Et A million eyes, enfanté dans le contexte pandémique, est né, sans pour autant, pouvoir dorénavant voyager comme les artistes le voudraient.
Plus tard, s’installe au foyer ce qu’on est venu voir à l’origine. Devant les portes de fer de la Banane, Parasite se lance. Le trio amorce le spectacle entouré d’un public un peu pris de cours dans cet espace dans lequel certains n’ont pas encore fini de manger leur soupe. Finalement, Julieta Martin, Marina Monmirel et Baptiste Gaubert filent en grande salle, s’arrêtant un temps dans le couloir, dans les cafouillages d’une foule qui ne sait pas où se mettre pour regarder ce début de pièce. L’entrée en salle se fait dans cette même continuité, et c’est assez bordélique. Bruyamment, les gens s’affairent au gradin dans un brouhaha dérangeant. Pourtant, à y regarder de plus près, la situation fait sens avec le propos. Telle la recherche induite dans ce Parasite, le public s’infiltre dans la salle, comme l’infection dans le corps. Et puis, c’est osé, tenté… On ne renâclera pas devant une idée qui bascule un peu les codes, et tant mieux. La suite est de toute façon bien plus limpide et palpable. Parasite cumule les trouvailles scéniques, et malgré l’encore « inaccompli » de ce travail, on y voit de la place pour encore beaucoup à constituer autour de cette recherche, qu’on sait poussée à son paroxysme.
L’association des genres que provoque Frieda Gerson qui signe le spectacle fonctionne à merveille. Un souvenir nous revient d’ailleurs… On avait entendu dire « c’est ce que le spectacle vivant doit être aujourd’hui », à propos de la maquette livrée par la chorégraphe à la fin du TalentLAB en 2019. Si la flatterie peut toujours être accordée deux après, ce que le spectacle vivant « doit être », c’est quand même une tout autre histoire. Difficile de le borner à une façon de faire, même si, oui, Gerson et son équipe touchent à quelque chose qu’il faut éveiller au sein du spectacle vivant, celui qui se dit moderniste en tout cas. Celui-ci, lorsqu’il est aussi pluriel dans la combinaison des disciplines, frappe évidemment, dès lors que cette mixité se voit intelligente et limpide. Et c’est le tour de force que réussi à merveille la circassienne/chorégraphe/metteure en scène, comment la qualifier ? Disons, « l’artiste », qui combine clown, cirque, théâtre, danse, dans une forme hybride aux intentions problématisant un fait de société : l’occupation d’un parasite qu’il soit idée ou virus, dans un corps se transformant de cette incidence. Frieda avait eu cette vision avant la pandémie, et autres crises sociales, la voilà en plein dans le thème, presque habitée plus que quiconque par ce monde vacillant.