De l’art de rebondir

d'Lëtzebuerger Land du 22.10.2021

Comme chaque année depuis 2010, en octobre, les clowns pointent le bout de leur nez rouge à la Kulturfabrik. Clowns in Progress c’est le festival incontournable, bien qu’ultra niché, des clowns de tous âges et de tous horizons. Cette nouvelle édition, au format quelque peu réduit, propose un stage, une conférence et surtout, quatre spectacles des plus différents. À la lecture du programme, on nous promet du rire, du gore, du mauvais goût mais aussi du sublime. Et justement, le 14 octobre, l’Escher Theater accueille la compagnie Les Rois vagabonds pour leur Concerto pour deux clowns. Le même spectacle avait déjà été programmé en 2018 dans le cadre du même festival et on s’en souvient encore. C’est que ce chef d’œuvre est si riche qu’on devrait prescrire à quiconque d’y assister une fois par an.

Un lustre et une structure ronde couverte par un rideau rouge, le décor est posé. Julia Moa Caprez, tour à tour violoniste, cantatrice et acrobate, monte sur scène et pousse des petits cris suraigus. Elle est suivie par Igor Sellem, tout aussi multi-casquettes, qui tente d’imiter sa camarade. S’ensuivent plusieurs tableaux, entre performances musicales et numéros d’équilibrisme, où le public est mis à contribution. En guise de conclusion, le fils du couple d’artistes, vêtu comme un angelot, interprète la première Gnossienne d’Erik Satie à l’accordéon. C’était déjà le cas il y a trois ans, mais depuis leur dernier passage, l’enfant a grandi. Une vision du temps qui passe, qui rend la fin de la représentation d’autant plus émouvante.

Le lendemain, le collectif Xanadou présente le résultat d’une résidence artistique d’une semaine consacrée à leur création Road movie sur place et sans caméra. Les membres de la troupe se retrouvent face à une voiture rouge miniature, qui prend vie. Réclamant du champagne en guise de carburant, elle s’exprime d’une voix quelque peu coluchienne. Le spectacle a été imaginé pour être joué sur un parking, avec une cylindrée à taille réelle, mais on accepte volontiers la suspension d’incrédulité. Des échanges d’aphorismes de Cioran et de la dénonciation peu convaincante du patriarcat et du capitalisme, on retient surtout une jolie déclaration d’amour au rebond, qui sonne la fin de leur pièce en construction et l’arrivée de la tête d’affiche de la soirée.

C’est donc au tour de Typhus Bronx et de sa Petite soirée qui va te faire flipper ta race de briller. Le public est regroupé sur des estrades compactes à quelques mètres de l’artiste. Ce dernier démarre son show d’une manière assez terrifiante. Dos courbé et voix gutturale, il s’approche de l’audience pour finalement révéler son personnage aussi tourmenté qu’espiègle. Avec sa réinterprétation du conte du Genévrier il offre un show surprenant où chaque sortie de piste et les rares temps morts sont retournés à son avantage. De l’art de rebondir, là encore. Ainsi, lorsqu’il invite deux membres de l’audience à l’assister, il est très vite dépassé par l’énergie débordante d’un homme qui prend son rôle trop à cœur. Interprétant la marâtre, il hurle plus que de raison, se déshabille et se fouette à l’aide de sa ceinture. Le moment, intelligemment cultivé par le clown, est à pleurer de rire. Typhus Bronx termine sa performance par un acte sanglant et inattendu, dont on taira ici les détails.

Le festival se clôt samedi soir avec Didier Super, chanteur gentiment corrosif, reconnaissable notamment à ses sous-pulls acryliques trop petits et ses lunettes en cul de bouteille. Son défi est de provoquer un rire toutes les neuf secondes. Pour ce faire, des rires pré-enregistrés seront régulièrement lancés par son assistant qu’il qualifie de « trisomique » Fabrice. Ce dernier se retrouvera couvert de papier toilette et de faux excréments à la fin de la représentation. Les trois seules cibles de Didier Super, sans compter le gouvernement français en place, les élites et tutti quanti, sont les catholiques, les vieux et les femmes. Chacun ses combats. Il conchie régulièrement ses camarades humoristes, sans avoir leur maîtrise, et se plaît à tailler le public du Grand-Duché et son « argent sale ». Avec cette posture de celui qu’on aime détester, il alterne une heure durant, et avec très peu d’entrain, sketchs à personnages (Jésus Christ baba cool par exemple) et chansons humoristiques. La conclusion se fait avec une version post-covid de son tube Rien à foutre. Il nous ôte ainsi les mots de la bouche.

Kévin Kroczek
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