Théâtre

Pièce pour nourrisson

d'Lëtzebuerger Land du 15.10.2021

On ne va pas assez voir de spectacles pour enfants. Ou peut-être, on ne montre pas assez de spectacles aux enfants. Ce débat commence à dater, même si voilà plus de vingt ans que le genre s’installe plus franchement dans les salles. Aussi, il est bon de rappeler que « spectacle jeune public » ne signifie pas « fermé aux adultes ». Sur ce point néanmoins, nuançons. Chez Klankennest il s’agit de rester « vraiment strict concernant l’âge des enfants qui viendront voir le spectacle », nous signale-t-on quelques jours avant de découvrir leur pièce Manta. Alors sans enfant en bas-âge nada, macache, niet, spectacle non grata. Et pourquoi pas tient, si l’on interdit au moins de seize ans, il n’y a pas de raison de ne pas le faire pour les plus de deux ans. Et dans ce travail scénique de la compagnie belge, si l’adulte y trouve un moment de sérénité, tout est en effet tendrement pensé pour ceux de six mois à deux ans.

Beaucoup de spectacles « jeune public » ressemblent à des garderies, des « trucs » mis en scène par tonton avec deux chaussettes. Manta dépasse largement ce cadre. Il est un excellent spectacle pour enfants car il sait les convaincre, autant que leurs parents. Ici, si la compagnie s’attache à créer pour la toute jeune enfance, les grands y retombent facilement sans se forcer, sans même chercher ce second niveau de lecture qu’on injecte souvent dans le « jeune public », comme on ajoute du nitrite de sodium au jambon pour le rendre tout rose.

Préparés dès l’entrée par une équipe des Rotondes aux petits oignons, les conditions de la rencontre sont soignées au millimètre. Cadre d’importance dans le processus du spectacle vivant, hors salle chaque étape vers le spectacle fait monter l’impatience. À l’entrée en salle, les chuchotements sont si doux qu’on dirait la musique déjà dans l’air. Plusieurs petits tapis ronds sont disposés au sol, comme autant d’îlots sur lesquels les familles peuvent s’installer. Dans la chaleur de ce cocon, chacun laisse vagabonder son/ses enfants au libre grès de ses envies, quand tout d’un coup, une douce mélodie résonne dans le ventre d’un violoncelle. Illico, une quarantaine de petites billes rondes scintillantes dans la pénombre, se tournent vers les musiciennes aux sourires grands. La magie des ensorceleuses Liesbeth Bodyn, Annemie Osborne et Aya Suzuki – le trio en scène – agrippe direct les têtes blondes, comme ceux qui veillent sur elles.

Manta plonge son spectateur dans une recherche autour des mouvements de la raie géante de l’océan. De son ballet hypnotique de nageuse magnifique, l’équipe tire une forme de trente minutes subtiles, poétique et entraînante. Plusieurs tableaux s’y enchaînent dévoilant des instruments étonnants, et des décors faits de verre, de bois, de tissus, une véritable installation, dans laquelle l’enfant peut se perdre, se trouver, et se rencontrer.

Dans sa progression, Manta est d’une bienveillance inouïe. Passant d’une sorte de chant de bienvenue, ballade maternelle matinale, à des compositions aux tessitures classiques, rythmant la découverte des enfants, jusqu’à des tentatives plus expérimentales, devant lesquels tous ces chérubins s’interrogent. C’est brillant d’une compréhension folle de cet âge-là. Immergés dans le décor, accompagnés par les musiciennes et interprètes, les enfants font corps avec le spectacle offrant inconsciemment ce fameux « second niveau de lecture ». Bien que, les parents s’égarent souvent dans le premier, portés par un ensemble théâtral et musical superbement écrit.

Manta est un pur enchantement, une réussite à tous les niveaux. Et c’est un vrai plaisir que de découvrir ce genre de merveille quand on sait l’importance qu’a aussi le « jeune public » dans l’ouverture de certaines personnes au spectacle vivant. Manta pousse à abandonner tout hermétisme à un art que beaucoup entendent comme dépassé. En famille, ils se laissent aller à leurs émotions, profitent, tel l’enfant, d’une histoire contée, et se laissent bercer par leur rêverie, dans un lieu où ils n’imaginaient pas – ou plus – se rendre : un théâtre.

Godefroy Gordet
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