Ils étaient devenus amis très vite, ils le sont resté au long de leur vie : Edward Steichen a rencontré Constantin Brancusi dans l’atelier de Rodin et, avant de prendre en photos les œuvres du Roumain, il avait fait pour celles du Français dont l’imposante statue de Balzac. Voilà les deux, Steichen et Brancusi, travaillant sur la statue, et le photographe de demander qu’on la lui tourne, elle pèse quand même une tonne, pour calmer Brancusi impatient d’aller son propre chemin. Seulement, il est à la meilleure école possible, Rodin ne cesse de rappeler à ses assistants que c’est l’espace, l’atmosphère qui détient la vérité. Il n’est pour nous pas de meilleur accès à la sculpture de Brancusi que ce début de la bande dessinée d’Armand Nebbache, qui insiste sur cet apprentissage, et porte après sur le procès Brancusi contre États-Unis (chez Dargaud), et l’entrée outre-Atlantique de l’Oiseau dans l’espace, bronze acquis par Steichen en 1926.
Les minutes sténographiées du procès, on les a lues il y a plus de vingt ans. Si cela n’a pas déjà été fait, c’est bien dommage, ça donnerait un bon spectacle. Le procès, le voici donc dans la bédé qui vient de paraître, partagée entre la salle du tribunal new yorkais et la vie à Paris du sculpteur, atelier et amis. Un régal d’histoire de l’art, d’autant plus que le moment s’avère captal : L’art ne fait que commencer, l’exposition du Centre Pompidou, il faudra y revenir, cite Brancusi, et sans s’en rendre compte, les juges Young et Waite, sans en fait porter de jugement esthétique, ont marqué une rupture.
Steichen, qui avait déjà acheté une autre sculpture de Brancusi, Maïastra, autre oiseau, celui-là entre réalité et légende, et qui avait installé une Colonne sans fin dans son jardin de Voulangis, se heurte aux douanes américaines pour l’importation du nouveau bronze. On veut lui faire payer les taxes sur les matériaux bruts (quarante pour cent du prix de vente), pour ce morceau oblong, ce long objet de métal aux surfaces impeccablement polies. L’autorité a du mal à y reconnaître une œuvre d’art, c’est-à-dire la représentation d’un oiseau (il est vrai qu’il lui manque au moins bec et plumage). Et de le classer parmi les ustensiles de cuisine et matériels hospitaliers. Ce qui fait écrire à Ezra Pound, un des premiers défenseurs de Brancusi, une lettre rageuse de protestation et de soutien au sculpteur, avec ses fautes de français : « J’était dégouté de recevoir les nouvelles que un fils du cochon à New York vous avait fait payer la douane sur vos scultures. »
Sur place, Steichen, Marcel Duchamp, font appel et l’affaire passe en justice, exonération ou non des droits réservés aux peintures et aux sculptures. Brancusi suit de loin, depuis Paris. Au tribunal, des témoins, artistes autochtones, membres d’académies, confirment ne pas reconnaître d’oiseau, prisonniers d’un art réduit à la représentation. Tel journal titre : Whatever This May Be – It is Not Art ; un autre, le New York Mirror, renchérit, sans que l’on sache si c’est de l’ironie : If It’s A Bird, Shoot It! Quant aux juges, ils s’en tiennent aux stipulations du Tariff Act. Ainsi, une sculpture doit être une création originale et personnelle exécutée comme production professionnelle par des sculpteurs. Et Steichen, lui, acculé dans son interrogatoire, s’en tire astucieusement en allant vers l’essentiel : Monsieur Brancusi aurait pu lui donner comme titre « l’Esprit de l’envol ».
Arrive le moment du verdict : pas de caractère utilitaire de l’objet, donc même finalité que pour des sculptures de maîtres plus anciens ; et au contraire, une qualité originale, un travail d’artiste professionnel. Avant de conclure : face au développement les dernières années d’une école d’art moderne, que les tribunaux ne peuvent ignorer, ils doivent reconnaître, qu’ils soient d’accord ou non, ces idées d’avant-garde qui mettent en avant des concepts abstraits plutôt que l’imitation du réel. La plainte est reçue, l’Oiseau dans l’espace est exempté de droit de douane. Et pour l’art moderne, à commencer par celui de Brancusi, c’est bien engagé. À Paris, l’ami de Brancusi, le peintre Fernand Léger, jubile : « Il nous ouvre les portes d’un monde d’une liberté infinie. »