La semaine dernière se déroulait à l’Université du Luxembourg la rencontre interdisciplinaire sur le thème de l’éducation artistique au prisme des résidences d’artistes en milieu scolaire. Les intervenants racontent leurs belles réussites et les obstacles encore présents
Dans son discours de 1966 à l’occasion de l’inauguration de la Maison de la culture d’Amiens, André Malraux opposait l’amour de l’art et de la culture à la pédagogie et à l’école : « L’Université est ici pour enseigner. Nous sommes ici pour enseigner à aimer ». Cette même année, le sociologue Pierre Bourdieu va à l’encontre de cette vision. Dans son livre L’Amour de l’art, écrit avec Alain Darbel, il affirme que « l’accès aux trésors artistiques est à la fois ouvert à tous et interdit en fait au plus grand nombre » et questionne : « Ne fallait-il pas qu’ils [les « amoureux de l’art »] fussent prédisposés à recevoir la grâce pour aller à sa rencontre et pour l’accueillir ? ». En 1990, un article du Monde souligne l’impuissance des institutions à abolir les inégalités sociales vis-à-vis de l’art, celles-ci ne parvenant pas à dissoudre les « barrières matérielles et symboliques » bloquant encore l’accès aux « pratiques dites cultivées ». L’article souligne également la difficulté à modifier la « lourdeur de l’héritage culturel ».
L’éducation artistique et culturelle (EAC) apparaît alors comme un « remède miracle » pour faire face à ces obstacles. L’un de ses grands axes est la Résidence d’artistes en milieu scolaire (que l’on résume par l’acronyme Rams). Cet aspect a fait l’objet du colloque L’EAC au prisme des Rams et de l’enseignement des langues qui s’est déroulé le mercredi 27 et le jeudi 28 mars au Campus Belval. Organisée en collaboration entre la Fondation Sommer et le Master en enseignement secondaire de l’Université du Luxembourg, cette rencontre interdisciplinaire a confronté les points de vue d’enseignants, d’artistes mais aussi de différents acteurs d’institutions culturelles de la Grande Région. Créée en 2016 par Pierre Brahms, la Fondation Sommer s’est donnée pour but de renforcer l’empowerment des enfants et des jeunes à travers l’art et la culture. Le Kulturentwécklungsplang (KEP) 2018-2028, quant à lui, compte parmi ses recommandations celle de « réserver une place plus importante à l’éducation artistique et culturelle dans l’enseignement en favorisant une approche transversale » et celle de « considérer, développer et promouvoir davantage l’éducation artistique et culturelle non formelle ».
À voir les initiatives déjà en place au Grand-Duché, telles que la gratuité de l’enseignement musical, les différents ateliers artistiques ou encore le fait que la majorité des musées du pays soit gratuit pour les jeunes, on pourrait penser que tout a été fait et qu’il n’y a plus de raison de se plaindre. Pourtant, Céline Schall, s’appuyant sur une étude menée à Esch en 2022 auprès de 894 personnes, montre que les 15-19 ans, font moins de sorties culturelles qu’auparavant, le cinéma mis à part. La chercheuse en sciences de la culture à l’Université du Luxembourg estime que, plus qu’une tendance liée à l’âge des interrogés, il s’agirait d’une différence générationnelle, les jeunes se concentrant surtout sur les loisirs numériques. L’éducation artistique est encore considérée comme secondaire et pâtit d’un manque de reconnaissance dans le milieu scolaire. Il existe trop peu de structures créant des liens entre le monde de la culture et celui de l’école. La sociologue de l’éducation Anne Barrère préconise des dispositifs qui demandent de changer du cadre scolaire classique avec un professeur devant ses trente élèves dans l’espace de la classe. Les résidences artistiques en milieu scolaires font partie de ces dispositifs, les artistes poussant les élèves de tout âge à faire un « pas de côté ». Ces résidences permettent, comme l’explique la directrice de la Fondation Sommer Sandrine Guivarch, de délocaliser le lieu de recherche et de création des artistes. Dans une école participante, deux ou trois classes sont réellement « embarquées » dans le projet et vont, par exemple, faire quotidiennement des exercices de « co-écriture ». D’autres classes vont seulement être « concernées » et réaliser des ateliers ponctuels. Enfin, dans l’idéal, tout le reste de l’établissement est « sensibilisé » à la présence de l’artiste. Si les élèves aiment avoir un résultat final concret tel qu’un ouvrage, une fresque ou encore une pièce de théâtre, c’est bien le processus créatif qui est le plus important. Un bilan est aussi dressé à l’attention des parents afin de renforcer la légitimité d’un tel projet. Au cours d’une Rams, l’artiste consacre généralement deux tiers de son temps à son projet et un tiers avec les élèves. Cette résidence se veut aussi transdisciplinaire et tous les enseignants, pas seulement ceux liés au domaine de l’art, s’y investissent.
« Les deux points essentiels dans la relation enseignant-artiste sont le sens et la confiance », résume Caroline Jeudy, professeure d’éducation physique et sportive au Lycée Vauban. Celle-ci s’est tournée, il y a dix ans, vers Julie Barthélémy, danseuse et chorégraphe. Le duo propose des ateliers de danse contemporaine. Les deux femmes s’amusent des ressemblances entre une telle coopération sur le long terme et une relation conjugale : « Parfois, quand je fais cours mais que Julie n’est pas là, je me demande ce qu’elle en aurait pensé, ce qu’elle aurait fait elle… » confie l’enseignante. « On fait en sorte que cette relation ne devienne pas toxique » ironise la danseuse. « Il existe une zone de risque artistique pour moi et une zone de risque pédagogique pour Caroline » souligne-elle aussi. Il est en effet essentiel que l’artiste et l’éducateur apprennent à se connaître avant d’être face aux élèves. Sans cela, les égos peuvent être mis à mal, le premier se sentant privé de sa liberté artistique, le second ayant le sentiment de perdre le contrôle de sa classe. Julie Barthélemy, qui ne travaille pas uniquement avec Caroline Jeudy, a parfois l’impression que l’école en attend trop de sa participation : « Je ne suis pas une coach ! » rappelle-t-elle. L’enseignant doit aussi apprendre à laisser ses élèves s’exprimer librement, en témoigne l’expérience vécue par la compagnie franco-luxembourgeoise de spectacle vivant et d’art plastique Eddi van Tsui. Le collectif a mené, dans le cadre de l’exposition Esch-Mars, un débat citoyen et a interrogé pour cela des enfants à partir de huit ans sur leur système politique idéal. L’un des membres du collectif, la metteuse en scène et plasticienne Sandy Flinto, précise que les professeurs ne doivent pas trop intervenir, avec leur pensée d’adulte, au risque de brider l’imagination de leurs élèves.
Il est aussi difficile d’évaluer des projets où la créativité des enfants et adolescents occupe une telle place. Auteure et enseignante de français au Lycée Hubert Clement à Esch-sur-Alzette, Alexandra Fixmer avoue : « Je suis dans l’impossibilité de noter le travail de mes élèves ». En 2010, l’écrivaine a été responsable de l’atelier de poésie du Lycée de garçons à Luxembourg et a publié l’anthologie de leurs poèmes : Citron vers. Poèmes pressés. C’est après avoir fait préfacer ce recueil par l’écrivain Lambert Schlechter que lui vient l’idée de recevoir des poètes et des écrivains au lycée, « pour créer cette envie d’écrire auprès des jeunes ». À la question portant sur l’originalité des textes proposés par ses élèves, à qui il arrive d’user de clichés d’intrigue ou de personnages, Fixmer préfère le mot « authenticité » qu’elle retrouve surtout dans la poésie : « C’est un vrai espace de liberté. Ce qui est le plus intéressant, c’est quand ça déraille, que ça sort des consignes ». Produire un ouvrage collectif permet aussi aux jeunes de prendre conscience de la réalité du métier d’écrivain, bien souvent idéalisé. L’écrivaine Claudine Muno témoigne : « Au départ les enfants nous prennent un peu pour des magiciens puis ils comprennent qu’on écrit un livre en travaillant tous les jours ». Ian De Toffoli, chercheur, romancier, critique et surtout dramaturge estime aussi que les interventions en milieu scolaire permettent de démystifier le métier d’écrivain. Être fier de ce qu’on a écrit, c’est aussi, selon Tullio Forgiarini, auteur notamment de La Ballade de Lucienne Jourdain, comprendre l’importance du français et donc trouver un sens à apprendre les pénibles règles de grammaire. Les auteurs y gagnent aussi. Muno, impressionnée par le style d’une de ses élèves, s’en est inspirée. Forgiarini apprécie le langage cru que certains peuvent utiliser ce qui débouche sur des paragraphes qui sonnent très vrais, tandis que De Toffoli s’émeut de leur effort pour travailler le style et les techniques. Il affirme, enthousiaste : « C’est tout le jeu, je dirais même la jouissance du texte. ».
Pour clore la rencontre interdisciplinaire qu’elle a organisée avec Sandrine Guivarch, Tonia Raus, professeure adjointe en langue et littératures françaises et leurs didactiques, souligne que des changements dans la manière d’enseigner sont déjà palpables, que la complémentarité entre l’artiste et l’enseignant est à assumer afin de faire de ces rencontres des « réinventions sociales ». Outre le milieu scolaire, ces rencontres ont aussi lieu entre les artistes et les scientifiques. C’est le cas des frères Godinho et de Giovanni Zazzerra qui, dans le cadre d’un futur spectacle de danse portant sur la mémoire et la démence, Labyrinth, ont passé une semaine à l’Université du Luxembourg, partageant leur temps entre l’échange avec les chercheurs et leur projet. Ce n’est pas la première fois que le laboratoire collabore avec des artistes, l’association Art2Cure a déjà exposé des œuvres d’art afin de collecter des fonds pour la recherche sur les maladies neurodégénératives. Dix cerveaux géants de Mind the Brain, illustrant chacun une maladie, avaient peuplé la ville d’Esch en 2019 pour célébrer les dix ans de recherche biomédicale. Devant la complexité fascinante du cerveau et de ses synapses, le metteur en scène Fabio Godinho explique avoir voulu ramener de la poésie, de l’empathie, de l’imaginaire et de l’incertitude. Une incertitude partagée, selon le danseur et chorégraphe Giovanni Zazzera, par les scientifiques. « Eux aussi ils acceptent l’incertitude, ils ont l’honnêteté d’avouer qu’ils ne savent pas ». Les artistes apportent leur propre point de vue, à l’image de Marco Godinho face à une carte scientifique qu’il ne sait pas déchiffrer : « Moi je m’inventais une histoire qui n’a rien à voir… » confie-t-il en riant. Si, comme disait le peintre et sculpteur Jean Dubuffet « l’art ne vient pas se coucher dans les lits qu’on a faits pour lui », il reste un invité à privilégier.