Noémie Sunnen est chanteuse classique. Sa tessiture est celle d’une soprano colorature, comme le rôle de la Reine de la Nuit dans La Flûte enchantée de Mozart. Formée au Conservatoire de Luxembourg, elle participé à des opéras au Grand Théâtre de Luxembourg ou à celui de Trèves, elle est soliste au sein de la Maîtrise de la Cathédrale. Il lui tient à cœur de faire connaître les compositeurs et compositrices du Luxembourg, ce qu’elle a fait début décembre avec un programme de « trésors perdus » joué au Mierscher Kulturhaus. Sa présentation pourrait s’arrêter là. Ajoutons un détail qui n’en est pas un. Depuis 2017, Noémie Sunnen se déplace en chaise roulante. Elle est atteinte d’une sclérose latérale amyotrophique (ou maladie de Charcot), une maladie neurodégénérative qui cause une paralysie progressive. « C’est la même maladie que Stephen Hawking. Comme chez lui, elle évolue lentement, ce qui me laisse de l’espoir de vivre encore quelques temps », détaille-t-elle.
Noémie Sunnen ne se voit pas comme une personne handicapée, mais comme une artiste musicienne : « Les gens ne viennent pas écouter une chaise roulante », ironise-t-elle. Cependant, la maladie est présente, comme une épée de Damoclès : « Le larynx est un muscle, il risque de s’atrophier. Je peux perdre ma voix d’un jour à l’autre. Ça me terrorise, mais j’essaye de ne pas y penser. » Pour autant, elle est optimiste et veut continuer à chanter aussi longtemps que possible. Elle compose aussi pour que « la musique soit toujours dans ma vie ». L’agenda de la soprano est plein. Il n’y a pas une semaine où elle n’a pas d’engagement. « Quand on chante, tout le corps travaille. Les répétitions et les concerts me fatiguent énormément, j’ai des courbatures… Mais le chant, c’est mon âme, c’est ma flamme. » Au quotidien, les problèmes d’accessibilité embarrassent Noémie Sunnen. Elle explique que les chorales d’église sont généralement placées près des orgues, au jubé, en haut de plusieurs marches. Les personnes à mobilité réduite sont donc exclues de pas mal de ces chœurs. « Chaque fois que je chante à la Cathédrale, quatre hommes doivent me porter avec ma chaise. » Elle considère qu’il y aurait la place pour installer un ascenseur lequel servirait d’autant plus que les membres de certaines chorales, qui se produisent par exemple lors de l’Octave, sont « plutôt âgés ».
Plus généralement, l’intégration des personnes porteuses de handicap reste très limitée dans la vie publique en général et dans la sphère culturelle en particulier. « La culture devrait être accessible pour tous, spectateurs ou artistes. Par exemple, dans les conservatoires et écoles de musique, il faudrait permettre à des étudiants aveugles de traduire les partitions en braille ou à des élèves en chaise roulante de suivre des cours de théâtre... », fustige Noémie Sunnen. Assistante à la direction et responsable des projets inclusifs au Mierscher Kulturhaus, Peggy Kind lui emboîte le pas. « C’est une question de choix et de normes esthétiques sur scène. Les standards ne prévoient pas l’inclusion alors qu’on peut danser, chanter ou jouer la comédie en chaise roulante. » Depuis quinze ans, ce centre culturel programme et crée des spectacles accessibles aux personnes à besoins spécifiques, dans le public, mais aussi sur scène. C’est le cas des projets de danse « blanContact » qui réunissent, depuis 2007, des artistes professionnels et des danseurs amateurs, dont certains porteurs d’un handicap. Re V Ivre, leur nouvelle création autour du thème du printemps et de l’éveil sera visible au mois de mars à Mersch et en mai au Grand Théâtre de Luxembourg, coproducteur du spectacle.
Au sein de la distribution de cette pièce, on trouve Sandra Fernandes Fitas. Cette danseuse et comédienne travaille au collectif Dadofonic, un ensemble artistique professionnel de théâtre, d’art visuel et de mouvement créé par la Ligue HMC (créée en 1963 pour soutenir les personnes en situation de handicap mental ou cérébral). « J’ai commencé à faire du théâtre avec les scouts et à l’école. J’aimais vraiment ça et j’ai voulu en faire mon métier », rembobine-t-elle, installée dans le stock de costumes du collectif. Elle travaillait au Parc Merveilleux quand elle a appris l’existence de cette troupe. Lors de leur journée portes ouvertes, elle a été conquise et s’y est fait embaucher, après un bilan de compétence. C’était il y a dix ans et il n’y a pas un jour où elle regrette. « J’aime tout jouer, sauf si ça fait peur. Je fais des blagues et je danse. Quand je suis sur scène, je me sens libre. » Le mot d’ordre de Dadofonic est de considérer les différences comme une force et non comme un inconvénient. « Les talents de chaque artiste sont valorisés et parallèlement, leur développement personnel est stimulé », explique Gary Wirth, éducateur. Il précise que les artistes travaillent à plein temps, tantôt sur des grands projets qui impliquent toute la troupe, soit douze personnes, tantôt sur des plus petites réalisations destinées à des institutions ou des sociétés. Le principe des ateliers d’inclusion professionnelle (on ne dit plus ateliers protégés) étant de tendre vers une rentabilité en vendant produits et services. On peut commander une animation à Dadofonic pour une inauguration, un anniversaire ou tout autre événement.
Pour le moment, le collectif travaille à la création de sa pièce, 2075. « Nous avons réalisé un livre l’année passée autour du thème de l’environnement. Maintenant, on le transforme en pièce. On fait tout, les textes, la mise en scène, le jeu en travaillant avec un pédagogue de théâtre », raconte Sandra Fernandes Fitas, pas peu fière. Elle insiste sur la coopération et la confiance qui règnent dans le groupe où les compétences sont diverses. « Certains sont à l’aise avec le texte, d’autres pas du tout. Le mouvement, l’équilibre, la mémoire, les capacités physiques, chaque aspect doit être pris en compte pour chacun », ajoute l’éducateur. La pièce ne sera présentée que la saison prochaine car il faut prendre le temps nécessaire aux besoins spécifiques des artistes.
Le temps est un des aspects importants que les institutions culturelles ont du mal à considérer. Le calendrier des productions compte généralement six semaines de création (même si la recherche en amont est de mieux en mieux prise en compte). Une création avec des personnes en situation de handicap prend bien plus de temps qu’une production classique. Elle nécessite aussi un encadrement spécifique avec des personnes formées. Parfois, il faut aussi un accompagnateur pour que l’artiste puisse se rendre aux répétitions ou rentrer chez lui après une représentation. Les budgets sont donc supérieurs, ce qui oblige les lieux à des arbitrages.
Pour répondre aux nombreux défis de l’accessibilité et de l’inclusion, quatorze institutions des domaines culturel et social se sont rassemblées dans le réseau Mosaïk Kultur Inklusiv. Leur but est d’encourager la diversité des publics, des artistes et des thèmes abordés sur scène : « Le handicap ne doit pas être un tabou. Il fait partie de nos sociétés, il n’y a pas de raison de ne pas le voir sur scène. Il faut que cela devienne un sujet, explicitement abordé », martèle la responsable des projets inclusifs, Peggy Kind. La saison dernière, au Mierscher Kulturhaus, la pièce
Irreparabel de Sergej Gößner suivait la relation entre deux personnages, l’un tétraplégique et l’autre atteint de sclérose en plaques. Au Kinneksbond de Mamer, on a pu voir le très émouvant Une tentative presque comme les autres de Clément et Guillaume Papachristou, deux jumeaux, l’un infirme moteur cérébral, l’autre acteur. Quand des personnes en situation de handicap se produisent sur scène, c’est explicitement mentionné dans le programme afin de sensibiliser le public. C’est aussi un moyen d’attirer l’attention des personnes handicapées sur le fait que d’autres y proposent leur art. Sandra Fernandes Fitas estime que c’est plus difficile pour une personne handicapée de devenir artiste : « Souvent on n’ose pas. Mais surtout on ne sait pas que ça peut être un métier. Il faudrait qu’on montre ça dans les écoles pour que ceux qui ont un talent trouvent un endroit pour le montrer ». « Nous voulons que ces artistes aient une visibilité. S’il peut y avoir un certain malaise, c’est parce qu’on ne sait pas comment aborder le handicap. Il faut surmonter ce malaise par une meilleure connaissance », ajoute Peggy Kind.
L’intention du réseau porte aussi sur la diversité des publics, en améliorant l’accueil et l’accessibilité des représentations. Certains aspects sont assez aisés à mettre en place comme la rédaction des programmes et des brochures en langage facile. L’accès des salles de spectacle aux chaises roulantes fait partie des normes de construction actuelles, même si quelques bâtiments historiques posent des défis architecturaux. Plus globalement, la culture de l’accueil doit être adaptée. « Pour les gens en situation de handicap, aller dans un endroit qu’ils ne connaissent pas constitue un stress énorme », explique Peggy Kind. Aussi le personnel du Mierscher Kulturhaus a été formé pour les encadrer et pour qu’ils se sentent les bienvenus. Cela demande aussi des efforts de communication pour le faire savoir et toucher les personnes concernées.
Info-Handicap a organisé une série de formation à destination des personnels des instituts culturels pour mieux comprendre les différents besoins et de sensibiliser aux barrières auxquelles les personnes en situation de handicap font face. Sur une journée, des intervenants concernés présentent un ensemble de bonnes pratiques et une sensibilisation aux besoins spécifiques (déficiences de mobilité, cognitive ou psychique, visuelle ou auditive). « On fait en sorte de se mettre à leur place avec, par exemple, des parcours en chaise roulante ou les yeux bandés », relate Fabienne Feller, coordinatrice en accessibilité et formations. Elle ajoute que ce sont souvent des détails qui finalement bloquent l’accès : des pictogrammes incompréhensibles, des portes trop lourdes, des chemins mal indiqués, un guichet trop haut… Pour aller plus loin dans l’inclusion, il faudrait aussi que plus de personnes en situation de handicap travaillent dans les structures culturelles, ce qui aurait force d’exemple, plaide l’association.
Parmi les bonnes pratiques qui se développent, on peut citer l’audio-description. Relativement présente pour les films, notamment sur les plateformes internationales, elle est encore rare pour les spectacles vivants. Cela consiste à transmettre des informations sur la mise en scène, les décors, l’attitude des comédiens, leurs costumes et leurs déplacements pendant les temps de silence des comédiens ou des chanteurs à l’opéra. Ces éléments descriptifs sont préalablement enregistrés par une personne qui suit les répétitions. Ils sont diffusés en direct par un régisseur, dans des casques remis à chaque spectateur aveugle ou malvoyant. Les théâtres de la Ville de Luxembourg proposent l’audio-description de quelques spectacles cette saison. Cela demande un travail considérable et un investissement supplémentaire. Dans certains théâtres à l’étranger, une personne voire un département entier est en charge de l’inclusion. Ici, c’est une tâche parmi d’autres. Pour l’instant, ce sont généralement des coproductions françaises où l’audio-description a déjà été réalisée qui sont concernées, mais l’exercice a été mené pour la création de la pièce Elena. Ce sera aussi le cas pour Die Laborantin en allemand, au mois de février et pour Le Lac des Cygnes, en juillet. Pour les personne malvoyantes, des visites tactiles du plateau sont aussi proposées. Elles permettent de découvrir des objets, accessoires, pièces de costumes et d’appréhender l’espace scénique dans son ensemble.
La traduction en langue des signes pose d’autres problèmes. D’abord il n’y a pas du tout assez d’interprètes au Luxembourg : elles ne sont que trois. Il y a aussi beaucoup de personnes sourdes qui ne comprennent pas la langue des signes allemandes en vigueur ici. Cette traduction est aussi plus difficile à intégrer dans un spectacle si ce n’est pas prévu dès le début de la création, car cela peut être une distraction par rapport au jeu. « Mais quand c’est pensé dès la création, la langue des signes peut devenir un rôle à part entière qui apporte une dimension nouvelle au spectacle », souligne Fabienne Feller chez Info-Handicap. Une offre est en train d’être testée au Grand Théâtre avec des tablettes où défile le texte de la pièce. Pour les spectacles de danse, ou pour les concerts, des gilets vibrants sont proposés au malentendants. Plusieurs théâtres et centres culturels disposent d’un système de boucle à induction pour les personnes qui portent un implant ou un appareil auditif.
Un public jusqu’ici peu évoqué sont les personnes souffrant de difficultés d’apprentissage, d’autisme ou de troubles de la communication sensorielle. Des « relaxed performances » (représentation décontractée) peuvent être mise en place pour elles dans un environnement plus détendu : les déclencheurs de stress les plus courants comme l’obscurité, la musique forte, les bruits soudains, les éclairs sont réduits ou annulés. Des rencontres et explications ont lieu en amont de la représentation. Le public est aussi autorisé à entrer et sortir librement de la salle, et les comédiens savent que les spectateurs sont susceptibles de bouger ou de faire du bruit.
Les pistes sont nombreuses, la volonté et l’engagement de plusieurs acteurs sont forts et sincères, mais le chemin est encore long et semé d’embûches jusqu’à ce que l’inclusion devienne une évidence pour les scènes luxembourgeoises.