Didascalies pour suivre le spectacle tripartite

« Kommt mir sinn eis eens »

Xavier Bettel, mercredi au ministère d’État
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 16.09.2022

Le premier acte de la tripartite débute dimanche. La dramaturgie politique est soignée. Xavier Bettel (DP) tient le rôle de maître de cérémonies. Ce mercredi, à l’issue d’une après-midi de répétitions en bilatérale, le Premier ministre s’est présenté devant la presse comme un médiateur social-libéral « comprenant et partageant les inquiétudes des citoyens » (qu’il veut « rassurer à travers ces temps incertains »), tout en promettant une gestion des finances « en bon père de famille » : « The sky is not the limit ». En vingt minutes chrono, il aura utilisé à quatre reprises les formules « mon avis personnel » ou « mon sentiment personnel » : « Je parle ici plus en tant que Xavier Bettel qu’en tant que Premier ministre ». Le Premier soigne son image sociale. Ce ne serait « pas responsable » d’imaginer qu’on puisse « simplement supprimer », sans autre compensation, la tranche indiciaire prévue à la fin de l’année. Il ne faudrait pas que les citoyens aient « l’impression de ne pas être écoutés ». « Je sais qu’une tripartite, ça coûte », ajoute Bettel, sans avancer des pistes sur comment la financer. Au-début du mois, le Premier ministre avait signifié que de nouveaux impôts ne constituaient pas son option préférentielle : « Les impôts sont pour moi la dernière solution », disait-il alors, tout en admettant que « de Sputt [budgétaire] ass net där Gréisster een ».

Absent de la table des négociations, le député Dan Kersch retrouve son rôle de franc-tireur. L’ancien Vice-Premier ministre socialiste positionne son parti en amont de la tripartite, et surtout du Superwaljoer 2023. (Les communales auront lieu en juin, les législatives en octobre.) « Le DP préfère risquer un conflit social plutôt que d’abattre ses vaches sacrées », dit-il au Land. « Le calcul est pourtant très simple : Si on n’a pas le courage d’imposer les superprofits, on ne pourra pas financer les mesures pour éviter le creusement de la fracture sociale. Ce n’est pas une question idéologique, mais un constat purement mathématique. » Contacté par le Land, le Vice-Premier ministre vert, François Bausch, met en garde : « Si les mesures grèvent les investissements à long terme, on ne va pas être d’accord. Si le budget est supposé rester équilibré, il faudra aussi parler de nouvelles recettes. Des pistes sont sur la table, comme l’imposition des plus plus-values foncières réalisées suite à un reclassement de terrains. Mais, pour des raisons idéologiques, certains n’en veulent pas de ces recettes. » Aux yeux de Dan Kersch, « c’est une question de majorités » : « Le DP n’arrête pas de se référer à l’accord de coalition. Mais celui-ci arrivera bientôt à échéance, et il y en aura un nouveau. Aux prochaines élections, les cartes seront redistribuées, et la question fiscale va être déterminante pour la formation de la prochaine coalition. Le DP devra décider s’il veut de nouveau en être. » À treize mois des élections, la question fiscale s’est muée en marqueur politique. Pas de grande réforme, mais un grand (et stérile) débat parlementaire, qui sert surtout à préparer les programmes électoraux.

Dans le casting tripartite, Yuriko Backes (DP) campe le personnage de l’Iron Lady, gardienne austère de l’équilibre budgétaire. « La ministre des Finances a rappelé la nécessité de préserver le climat des affaires luxembourgeois », titre Paperjam cette semaine. Ce mardi, elle avait exposé sa position de négociation devant la Luxembourg Financial Markets Association, réunie au Mudam. « Cela fait partie de ma description de poste, je dois maintenir une politique budgétaire prudente », déclarait la ministre technocrate aux managers de la finance. Si elle évoquait la nécessité d’« aider les plus vulnérables » (pas présents dans la salle), elle mit surtout l’accent sur « notre triple A ». Tout en se défendant d’être un « Spuer-Fetischist », Xavier Bettel a déclaré ce mercredi que le financement des mesures ne passera pas par l’emprunt. Il a rappelé l’impératif de maintenir la dette en-dessous de la limite symbolique des trente pour cent du PIB, c’est-à-dire la moitié du seuil prévu par les critères de stabilité (seuil que même l’Allemagne ne respecte plus). « Le fait est que si nous n’étions pas aussi tributaires… Kommt mir sinn eis eens : Au Luxembourg nous avons un secteur qui nous permet d’avoir beaucoup de moyens, le secteur financier. Et dans le secteur financier, il y a trois lettres, le triple A, qui en confirment la solvabilité et la crédibilité. » Pourtant, budgétairement, tout allait bien jusqu’ici. Le 18 juillet, quatre jours après le « grand débat fiscal » à la Chambre, Yuriko Backes finit par dévoiler aux députés le solde budgétaire du premier semestre 2022 : 1,1 milliard d’euros. Elle « nuança » aussitôt la bonne nouvelle : « Les recettes progressent beaucoup moins rapidement qu’en 2021 et des dépenses importantes sont attendues dans les prochains mois, et ce dans un contexte économique moins porteur, marqué par des tensions inflationnistes importantes », notait le communiqué officiel.

La tripartite se tient dans un contexte d’économie de guerre. Enovos estime qu’un ménage de trois personnes devra s’attendre à une facture de gaz de 5 400 euros par an (en extrapolant à partir des tarifs actuels), soit plus de deux mois de salaire social minimum. Les inconnues sont légion : Jusqu’où monteront les prix de l’énergie ? Les offices sociaux vont-ils être pris d’assaut ? Le Luxembourg assistera-t-il à l’émergence d’un mouvement gilets jaunes ? L’Allemagne entrera-t-elle en récession ? La place financière fournira-t-elle un bouclier contre la crise ? Alors que le tableau européen s’assombrit, Nora Back dénonce sur RTL-Radio « déi Schwaarzmolerei vun der grousser Rezessioun », qui ne refléterait pas la réalité luxembourgeoise. Les élus pensent, eux, aux élections. Ils ont passé les deux derniers mois à courir les inaugurations officielles, se sont bousculés à la Schueberfouer, ont distribué des gadgets à la braderie. Ils savent que la guerre en Ukraine, la précarité énergétique et le dérèglement climatique ne génèrent pas de « likes » sur Facebook.

Les élections communales et législatives planent au-dessus de la tripartite. Face au Land, François Bausch évoque solennellement « l’intérêt national » : « Je mets en garde les partis qui tentent mordicus d’entrer dans la prochaine coalition : S’ils comptent profiter de la tripartite pour lancer leur campagne électorale avec des arguments populistes, le prix politique à payer sera élevé. » Les Verts ont pourtant été les premiers, en amont de la tripartite, à s’émanciper de la raison de coalition. Début septembre, le parti a revendiqué des aides élevées et ciblées, « sans trop tarder ». Pour Déi Gréng, il s’agissait autant de prévenir une deuxième extension de la ristourne à la pompe que de défendre leur ministre Claude Turmes. Alors que l’heure de gloire de ce vétéran européen de l’efficience énergétique semblait arrivée, il a jusqu’ici peiné à formuler un message mobilisateur et empathique. Dans son édition du samedi, le Wort demande au ministre ce qu’il fait « à titre personnel » pour économiser de l’énergie. Turmes répond en évoquant entre autre sa nouvelle voiture de fonction électrique.

Le DP et le LSAP ont très mal pris le preemptive strike des Verts. Dan Kersch vitupère contre ce qu’il considère être une manœuvre opportuniste : « Au gouvernement, les Verts s’opposent à nos propositions, mais en tant que parti, ils les soutiennent. Aujourd’hui, ils répètent comme des perroquets ce que nous disions lors du grand débat fiscal en juillet. » Le LSAP est resté très discret durant la pause d’été. De la part du ministre de l’Économie, Franz Fayot, on n’aura pas entendu d’appels à la mobilisation générale pour accélérer la transition énergétique. Ce lundi, la shooting star socialiste, Paulette Lenert, s’est fendue d’une courte interview dans L’Essentiel. Son propos reste très convenu : « Il faudra être sélectif d’un point de vue social. Venir en aide à ceux qui en ont réellement besoin et rééquilibrer, car il n’y a pas que des perdants dans une crise ». Lors de la dernière tripartite, la probable protagoniste socialiste aux prochaines législatives avait joué les seconds rôles, s’effaçant derrière le duo Bettel-Bausch.

Xavier Bettel a promis des aides « bis an d’Mëttelschicht ». Restera à déterminer qui fait partie de cette mythique « classe moyenne ». (Au Grand-Duché, le mot est généralement utilisé comme synonyme politiquement correct de « fonctionnariat luxembourgeois », c’est-à-dire d’une large partie du corps électoral.) La question dominait déjà la tripartite d’il y a six mois, l’OGBL exigeant que le crédit d’impôt (dégressif) s’applique jusqu’à un revenu annuel de 135 000 euros. La période couverte par un éventuel accord constitue un autre écueil. Afin de ne pas hypothéquer leurs campagnes électorales, les partis de gouvernement auront intérêt à conclure un deal courant jusqu’aux prochaines législatives, même si Bettel admet qu’« il est tout à fait possible que la prochaine tripartite ne soit pas la dernière ». De leur côté, les syndicats devraient se montrer réticents de s’engager jusqu’en 2023.

En mars, le gouvernement pensait avoir acheté deux années de paix sociale (pour le prix d’un demi-milliard d’euros). Le Statec estimait alors que l’inflation reculerait dès 2023 et prédisait une prochaine tranche pour le début 2024. Ces prévisions ont été très rapidement dépassées par la réalité de la guerre et l’embargo russe. Lorsqu’à la mi-juin, les députés votaient le projet de loi tripartite, les calculs du Statec semblaient déjà fantaisistes. En août, le directeur de l’institut statistique, Serge Allegrezza, tenta d’expliquer ces erreurs d’analyse face à Radio 100,7 : « On estimait qu’une telle guerre était une hérésie et une impossibilité, et qu’elle ne pourrait donc qu’être de courte durée ». Ce mercredi, Xavier Bettel a déclaré que « nous vivons aujourd’hui dans un autre monde qu’il y a six mois ». Les nouvelles prévisions du Statec ne sont guère réjouissantes. Selon les scénarios retenus, le nombre de tranches indiciaires devrait osciller entre deux et quatre en 2022 et 2023, auxquelles vient s’ajouter la tranche reportée de juin dernier. Le « scénario central » du Statec table sur une inflation de 6,6 pour cent durant les seize prochains mois. Un pic est attendu pour janvier : 8,7 pour cent.

Le « syndicat n°1 » avait pris un réel risque en refusant de signer l’accord tripartite en mars ; il se sent aujourd’hui confirmé dans son choix. Dan Kersch ne cache pas son amertume : L’accord aurait été « plus qu’acceptable », faire capoter les négociations en pleine nuit aurait été « irresponsable » de la part de l’OGBL. « Ils peuvent jubiler autant qu’ils veulent, en réalité, ils se sont totalement isolés ». C’est qu’une « bonne partie » des permanents de l’OGBL aurait « een ideologescht Briet virum Kapp ». Kersch avait hanté les coulisses des dernières négociations tripartites. Il s’était imposé comme power broker, menaçant de voter contre un accord si certaines lignes rouges syndicales étaient franchies. Au sein de la commission parlementaire, le « 31e homme » de la majorité assurera que le projet de loi fut amendé : La période de douze mois supposée séparer les tranches indiciaires jusqu’en 2024 passa ainsi à la trappe. Nora Back maintient l’index comme « ligne rouge » : « Les tranches devront de nouveau tomber normalement », dit-elle au Land. Dès lors, quelle marge de négociation lui restera-t-il ? « Nous ne voulons pas que la tripartite tourne uniquement autour de l’index », répond Back. Ce mercredi, à la sortie de la réunion bilatérale, le président de l’UEL, Michel Reckinger, a exprimé la même idée par une métaphore scatologique qui lui a assuré d’être repris dans tous les médias : « L’index, c’est comme un Aspégic contre les maux de tête, alors que notre économie a la chiasse. » Pour compléter ce diagnostic, le chauffagiste Reckinger se faisait accompagner par l’Alfi à la réunion bilatérale. Le lobby des fonds, qui n’est pas membre de l’UEL, a pu livrer ses prévisions du tassement des recettes issues de la taxe d’abonnement.

La tripartite reposait historiquement sur un groupe d’hommes luxembourgeois soudés par un haut niveau de confiance et de connivence. Elle livrait un cadre feutré pour domestiquer la lutte des classes. Les syndicats luxembourgeois se sont modelés à l’image de ce néocorporatisme ; les dirigeants devaient être en position d’imposer à leur base les deals qu’ils avaient négociés en huis-clos. Dès son élection en 2018, la présidente de l’OGBL, Nora Back, s’était affichée « plus participative » que ses prédécesseurs. Aux négociations de mars, elle a respecté à la lettre le mandat des instances de l’OGBL. Or, la tripartite est tout sauf une institution participative. Pour le public, le crash des négociations tripartites a l’avantage d’en exposer la mécanique interne. En avril, la direction syndicale a livré sa version, partielle et partiale, des faits en publiant une chronologie dans OGBL-Aktuell. « Turmes et Bausch interrompent désormais constamment la présidente de l’OGBL », y lit-on. « Ils se disent ‘choqués, choqués !’ par des revendications telles que la réduction de la TVA et des accises sur les produits énergétiques ou bien encore la revendication visant à adapter le barème fiscal à l’inflation (‘savez-vous ce que cela coûte ?’) ». Le récit syndical pointe la pression constante : « Deuxième jour de la tripartite. Xavier Bettel ouvre la tripartite – alors qu’on vient juste de servir des lasagnes. » Nora Back se rappelle un rythme de travail « horrible » : « Quinze heures, rue de la Congrégation, plusieurs jours de suite ». Elle souhaite plus de « sérénité » cette fois-ci. Or, un accord devra être conclu d’ici début octobre au plus tard, a martelé Xavier Bettel ce mercredi : « L’hiver n’attend pas », les factures de gaz non plus. Le Luxembourg accuse d’ores et déjà du retard. Le gouvernement allemand a ficelé son troisième « Entlastungspaket » au début du mois. Le Premier a esquissé des premières pistes potentielles, dont le plafonnement des prix de l’énergie, du moins pour les « besoins de base ». Les gens pourraient ainsi faire les comparatifs sur leur facture, expliquait-il : « Ça, c’est ce que vous avez payé ; ça, c’est ce que vous allez payer ; et ça, c’est ce que vous auriez payé si le gouvernement n’était pas intervenu ». Les électeurs pourront ainsi mesurer la générosité de leur gouvernement.

Bernard Thomas
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