Ticker du 16 septembre 2022

d'Lëtzebuerger Land vom 16.09.2022

La peur du bus

« Oui, certainement », répond ce jeudi l’avocat Marc Thewes à la question de savoir si ses clients, Voyages Vandivinit et Autocars Altmann, font appel des jugements rendus le 31 août par le tribunal administratif. Les sociétés de transport appartenant à Luc Vandivinit voulaient faire annuler la décision du ministère des Transports de les exclure du juteux marché RGTR, le Régime Général des Transports Routiers (photo : Olivier Halmes). En 2020, pour la première fois, ce marché de 220 millions d’euros par an, censé compléter le maillage national de transports en commun par la route, a été ouvert par soumission publique. Mais les dix lots (sur les 32 du marché) brigués par Altmann et Vandivinit leur ont été refusés en mars 2021, un refus qui menacerait la survie des deux sociétés de transport, comme elles l’ont fait constater par voie d’expert. Le motif? Les services de l’Etat ont jugé les offres irrégulières. Vandivinit et Altmann ont déposé un recours au motif que leur mode de calcul des taux horaires (la pierre d’achoppement) était correct et que le problème venait du ministère. « Nous pensons depuis le début que l’État a mal appliqué son propre cahier des charges », avait plaidé Marc Thewes en juin (d’Land, 17.06.2022). Ce n’est pas l’avis des juges administratifs. Leur décision soulage pour un temps la douzaine d’opérateurs qui circulent déjà sous les termes du nouveau régime RGTR. Si Vandivinit avait obtenu gain de cause, l’appel d’offre (très couteux pour les soumissionnaires), aurait dû être à nouveau soumis. Le secteur retiendra son souffle pour l’appel le cas échéant. pso

L’espion en cassation

La chambre criminelle de la Cour de cassation française a évalué mardi matin le cas Frank Schneider. La haute juridiction qui veille à ce que la loi soit bien appliquée par l’ordre judiciaire a examiné le pourvoi de l’ancien numéro trois du Srel puis patron de l’officine de renseignement Sandstone. Frank Schneider attend de l’instance qu’elle casse l’arrêt de la Cour d’appel qui valide son extradition vers les États-Unis. La Cour du district sud de New York accuse l’ancien espion de « complot en vue de commettre une fraude électronique » et de blanchiment d’argent, et vise plus particulièrement son implication entre 2014 et 2019 auprès de la prêtresse de la cryptomonnaie OneCoin, Ruja Ignatova. La Bulgare de 42 ans, disparue depuis octobre 2017, figure depuis fin juin en tête de la liste des Ten Most Wanted Fugitives du FBI pour avoir monté un système de vente pyramidale autour de la monnaie crypto OneCoin. Le groupe Onecoin revendiquait trois millions d’utilisateurs en 2016. Le FBI parle de plusieurs milliards de dollars détournés. Frank Schneider a rencontré Ruja Ignatova par l’intermédiaire d’un ancien ministre des Finances bulgare et aujourd’hui patron d’une banque d’investissement russe.

Frank Schneider risque vingt ans d’emprisonnement aux États-Unis. Avec son avocat Emmanuel Marsigny, il épuise tous les recours pour s’opposer à l’extradition. Dans le monumental et fastueux palais de justice sur l’île de la Cité à Paris (photo : pso), le dossier Schneider est évacué en deux dizaines de minutes. Le conseiller référendaire rappelle le cadre légal et la jurisprudence questionnés, notamment l’arrêt Petruhhin de la Cour de justice de l’Union rendu le 6 septembre 2016 : lorsqu’un citoyen de l’UE est interpelé dans un État membre au titre d’une demande d’extradition émanant d’un État tiers, l’État membre dont il est ressortissant doit en être informé pour, le cas échéant, enquêter sur cette personne et émettre un mandat d’arrêt contre cette personne. Le Luxembourg avait été sollicité en mai 2021 par la France. Le parquet avait décliné. En juin, la procureure générale d’État, Martine Solovieff, informait le Land que « du point de vue d’une bonne administration de la justice, il n’est pas opportun de scinder une telle affaire », notamment du fait de sa dimension internationale entre la Bulgarie, l’Allemagne, les États-Unis, les Émirats arabes unis, le Royaume-Uni ou encore le Luxembourg. On laissait donc la patate chaude à l’Oncle Sam.

Mardi, l’avocat général de la Cour de cassation a estimé que la procédure avait été respectée et qu’elle ne donnait pas lieu à débat. Si bien que les quatre questions préjudicielles introduites par l’équipe de défense de Schneider doivent être balayées. L’avocat général, qui guide la décision de la Cour, n’a pas non plus retenu l’argument selon lequel la procédure et/ou la détention américaines risqueraient de contrevenir à la Charte des droits fondamentaux en ce qu’elle protège contre les traitements inhumains.

La décision de la haute juridiction interviendra le 11 octobre, a informé le président de l’audience avant d’enchaîner sur le dossier d’un oligarque russe titulaire d’un passeport maltais, arrêté en France et faisant l’objet d’une demande d’extradition en provenance de la Fédération de Russie pour fraude. La jurisprudence européenne est identique. S’est ici posée la question de savoir si l’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe, prononcée après l’invasion de l’Ukraine, rendait caduque la demande d’extradition, sachant que la Russie reste soumise à la convention européenne d’extradition aussi longtemps qu’elle ne l’a pas dénoncée. L’avocate de l’oligarque, Claire Waquet, a fait valoir la dimension éminemment politique des accords d’extradition. « Pour l’Afrique du Sud, l’Espagne ou Italie, avant on n’extradait pas et maintenant on extrade », a souligné cette spécialiste de la Cour de cassation. Il est tout à fait possible de changer de sens. L’avocat général ne l’a pas entendu de cette oreille non plus. Pour l’instant pour Frank Schneider, le vent souffle vers l’ouest. pso

Bruit statistique

La semaine dernière, le ministre de l’Énergie, Claude Turmes (Déi Gréng), a lancé sa campagne « Zesumme spueren – Zesummenhalen ». En fait, le Luxembourg a de bonnes chances d’atteindre l’objectif d’une réduction de quinze pour cent de sa consommation de gaz (par rapport à la moyenne des cinq dernières années). C’est que la fermeture de l’usine à verre plat à Dudelange a artificiellement embelli le bilan de consommation. « Grâce » à cette désindustrialisation, plus de la moitié des quinze pour cent ont d’ores et déjà été réalisés. Refroidi il y a deux ans, le four de fusion de Guardian (photo : mp) faisait la taille d’une piscine olympique (dix mètres de large sur cinquante mètres de long) et engloutissait 4 500 mètres cubes de gaz par heure, l’équivalent de la consommation de la moitié de la Ville d’Esch-sur-Alzette, notait Le Quotidien en 2017. bt

Hégémonie

Publiée la semaine dernière, une étude scientifique jette une lumière sur la « communauté » très fermée du « transfer pricing », dispositif central de l’« optimisation fiscale » que le Luxembourg a développée en industrie. Intitulé « Transnational Infrastructural Power of Professional Service Firms », le papier s’intéresse plus particulièrement au rôle des Big Four qui contrôlent largement ce champ et y exercent une « puissance infrastructurelle ». Au cours de ses recherches, l’économiste danois Rasmus Corlin Christensen s’est entretenu avec 66 professionnels du transfer pricing, des États-Unis à la Suisse, en passant par Londres. (Aucune interview ne fut conduite au Luxembourg.) Les citations recueillies sont croustillantes. Par moments, on a une pensée pour Marius Kohl et sa fabrique à rulings. Par exemple en lisant ces propos d’un professionnel privé : « People tend to vastly overestimate the ability of tax authorities people to understand the [transfer pricing] rules; most of them don’t understand the OECD principles, (…) they don’t get it ». Christensen évoque un « power advantage » des Big Four. Les autorités publiques se retrouveraient dépassées par les acteurs privés et transnationaux : « By one estimate, multinational companies and global professional service firms employ transfer pricing specialists valued at one hundred times more than governments». En 35 ans, le fisc américain n’a ainsi plus gagné une affaire majeure en matière de prix de transfert. Tant les fonctionnaires que les juges seraient dépassés par la technicité des dossiers, estime Christensen. À ceci s’ajoute un effet pervers, pointé par l’auteur : Plus les États édictent de nouvelles règles, plus les bénéfices des Big Four augmentent : « When countries introduce new transfer pricing rules, it coincides with a dramatic increase in transfer pricing advisory services ». En fin de compte, les Big Four « help their corporates clients cancel out any expected additional tax payments ». L’hégémonie des Big Four s’explique enfin par leur contrôle de « la production des producteurs ». Les grands cabinets sont les seuls endroits où on peut s’initier au métier, ils fournissent la matrice de la profession. Le calcul des prix de transfert « requires the use of substantial doses of discretion and judgment », dit un professionnel. Cette jugeotte que seule une « riche expérience » pourrait fournir. D’autres évoquent « un art plutôt qu’une science ». Un flou artistique qui facilite grandement l’érosion des bases imposables des multinationales et des recettes États-nations. bt

Pierre Sorlut, Bernard Thomas
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