Longtemps considéré comme un simple exercice préparatoire au service de la peinture, comme le sera le scénario pour la réalisation d’un film, le dessin actuel fait l’objet d’une belle exposition au Mètre carré pour ses seules vertus plastiques. La manifestation messine, intitulée Du crayon à la souris, se tient dans le cadre du Printemps national du dessin pendant lequel de nombreuses foires, comme Art Paris sont organisées durant cette saison pour faire connaître ses usages contemporains.
En dépit d’un espace modeste, la scénographie assurée par la directrice du lieu, Emmanuelle Potier, est particulièrement soignée. Et la présentation de la vingtaine d’œuvres sélectionnées s’en trouve miraculeusement aérée. Un premier ensemble rend naturellement hommage à la main, et donc à l’homo faber qu’est tout artiste, en redoutable fabricant. Deux dessins à l’encre de Petra Mrzyk et Jean-François Moriceau font du papier un espace dédié à la lutte et aux aspirations féministes. Les figures loufoques du premier dessin – un ballet de mains prenant forme humaine nées peut-être d’un jeu de mots (une main / humain) – font en réalité naître une situation grinçante à travers une femme réduite à un sein, entourée de nombreux hommes potentiellement « manipulateurs »... Le second dessin, avec sa forêt de mains unies qui s’élèvent, constitue un manifeste poétique en faveur de l’émancipation féminine.
Représenter la main est un acte autoréflexif, le plus sûr moyen de mettre en scène et en miroir son activité, ses outils, mais aussi de faire bouger les lignes de l’ordre social. Comme lorsque Romain Cattenoz représente, à la mine de plomb, les gants de manutention qu’il emploie pour déplacer des œuvres au sein des musées, érigeant un outil de travail en sujet de l’art (et lui-même au rang d’artiste). La main est pareillement mise à l’honneur par Philippe Garenc dans son travail de coloriste réalisé sur papier d’école au moyen de quatre stylos à bille (Hammering Life, 2023), un florilège de couleurs déployées au sein d’un univers étrange et un brin inquiétant, à l’instar de ses Fragments d’une cosmogonie intérieure (2023) composés d’un dentier, d’une pomme et d’autres objets et créatures arbitraires (dé, couteau, etc.). L’artiste, qui a par ailleurs animé un atelier de dessin participatif à la craie, s’explique sur son site internet : « Nuances, valeurs, croisements parfois subtils parfois sauvages, je fais apparaître ce que j’ai choisi de représenter. Ces images sont le fruit de l’errance : errance de la main, de l’œil, de l’esprit, de mon corps. Inconscient, subconscient, conscient, malice, imaginaire, esthétique. » Une démarche qui n’est pas sans rappeler celle des Surréalistes, et en premier lieu André Masson, inventeur du dessin automatique.
Sur la cimaise d’en face, la couleur bleue domine et fédère entre elles plusieurs œuvres. Il y a tout d’abord cette très belle réalisation sur IPad de Louise Sartor représentant une sculpture en pleurs (Ero, 2020) et dont la facture et les tons estivaux rappellent la manière de David Hockney, pour citer celui qui en aura popularisé l’usage. C’est cette même couleur bleue qui est en fond du fusain de Miriam Mechita, sur lequel se détache de profil une poitrine de femme, et que l’on retrouve à la pointe de l’obélisque parisien confectionné au stylo à bille par Davide Bertocchi, artiste italien fasciné par les formes coniques. Le plus vieux monument de Paris indique aussi une direction ascendante qu’épousent parfaitement les deux Roludom balnéaires de Laurent Brunel, inspirés du cinéma. Les visages de Buster Keaton et de Stan Laurel sont comme deux effigies qui tiennent sur des cous artificiellement allongés, de façon humoristique.
Rapides et nerveux, comme griffonnés, apparaissent à l’inverse les dessins poétiques et lyriques de Mircea Cantor et de Camille Blatrix (Neil et moi, 2016), tous deux resserrés sur le couple. Une esquisse au feutre peuplée de végétation luxuriante nous permet de reconnaître les toiles solaires du Sicilien Salvo. Plus conceptuelles, mais aussi plus onéreuses, sont les œuvres de Bruno Munari (Movimento di Luce, 1950) et de Ben qui, avec l’économie de moyens qu’on lui connaît, se limite à inscrire en blanc quelques mots sur un fond noir (C’est la jungle, 2012). Non loin de là, la présence d’une très belle aquarelle céleste que l’on doit à Nicola De Maria (Astri fatati verdi, 1991), l’un des représentants encore trop méconnus de la trans-avant-garde turinoise.
Le travail graphique et le dialogue entrepris par Emmanuelle Potier ces dernières années avec l’Intelligence Artificielle s’avèrent passionnants. Pour ce faire, elle s’appuie sur Lamuse, un projet informatique qui génère des images au moyen d’algorithmes et qui permet d’« explorer les liens entre contrainte, inspiration et création », précise l’universitaire Bart Lamiroy dans un article paru dans The Conversation. À partir d’une image donnée (par exemple un tableau de Matisse), on peut suivre les multiples variantes et déformations produites qui émergent et dont s’empare ensuite Emmanuelle pour réaliser ses propres compositions. Le programme informatique fournit donc à la plasticienne une source infinie d’images. On devine ainsi, auprès de l’un de ses dessins au crayon de papier, une Madone à l’enfant pour modèle préalable ainsi que les restes épars d’un paysage en arrière-plan. Mais peu importe le modèle initial, remarque Emmanuelle Potier ; car il ne s’agit que d’un point de départ et c’est ce qu’elle en fait qui importe. Comme lorsqu’elle déplace par exemple le modèle pictural vers le sculptural à travers le rendu des formes, lourdes et rigides. Voilà un bel aperçu de l’époque, et des moyens dont peuvent aujourd’hui bénéficier les artistes pour élargir toujours plus les horizons de leur créativité.