Les artistes à l’épreuve de l’effondrement climatique

Vue de l’exposition avec le Gastropod pendulum de Sarah Nance
Foto: LM
d'Lëtzebuerger Land vom 19.04.2024

Fidèle à la ligne éco-esthétique dévoilée lors de sa participation à la dernière édition de la Luxembourg Art Week, l’espace Octave Cowbell accueille pour ses vingt années d’existence une sélection significative d’artistes à la fois inspirés et préoccupés par l’état de la nature à l’ère de l’effondrement climatique. Dès son titre, La Tempête des échos, l’exposition messine laisse entrevoir le parti pris poétique (néo-romantique ?) qui sera développé tout au long de son parcours. Une approche sensible confirmée à la lecture du fascicule remis à l’entrée, placé sous l’égide de Ursula K. Le Guin et de son cycle Temerer, où figure cette note d’intention : « Pas un jour sans que ne surgissent des forces élémentaires qui transforment la vie en profondeur. Entre le ciel et la terre dansent les dragons immémoriaux et indomptables laissant penser à une force vitale et nécessaire à l’équilibre. Notre maison est le fin filet respirable d’une zone critique. Sur son seuil, nous ressentons les effets puissants de ces bouleversements aussi fascinants que tragiques. Les échos et les conséquences parfois colossaux de ces manifestations nous invitent à prendre la mesure de notre existence à l’échelle du temps et à chercher humblement des modes d’emploi afin de (re)trouver des systèmes d’alliance avec le vivant et le cosmos. »

Autrefois occupé par la galerie Faux Mouvement, le vaste lieu dont bénéficie aujourd’hui l’espace Octave Cowbell est admirablement investi, offrant par le rapprochement d’œuvres soigneusement mises en scène des circulations entre éléments (lumière, sable, eau, végétaux). La Tempête des échos s’ouvre avec l’impressionnant Chernobyl Herbarium (2011), le projet au long cours d’Anaïs Tondeur réalisé en collaboration avec le philosophe Michael Marder et le bio-généticien Martin Hajduch. Soit plus d’une trentaine d’empreintes photographiques obtenues à partir du procédé du rayogramme, qui a le mérite de révéler par des tâches luminescentes une contamination radioactive habituellement imperceptible à l’œil. Les plantes irradiées qui composent cet herbier de malheur ont été cultivées par Martin Hajduch, sur le lieu même de la catastrophe nucléaire survenue le 26 avril 1986. Par l’intermédiaire de ces traces matérielles, la tragédie écologique devient représentable, pensable, imaginable. Le procédé photosensible pour lequel a opté Anaïs Tondeur rappelle aussi l’époque des premières expérimentations photosensibles, lorsque celles-ci s’effectuaient directement par contact avec l’objet photographié. La série a fait depuis l’objet d’ouvrages importants, comme celui de Jean-Michel Durafour que l’on peut consulter à l’entrée (Tchernobyliana. Esthétique et cosmologie de l’âge radioactif, 2021, éd. Vrin).

Prenons le large avec les toiles de la Sud-Coréenne Yang Sémine, sur un thème maritime cette fois-ci. Aussi habile dans le genre du portrait d’humains (et d’animaux) que dans les paysages, l’artiste évoluant à Dijon, se confronte ici aux tourments des vagues, de l’écume, à son incessant ressac. Soit un sujet particulièrement difficile, absolument anti-pictural en ce qu’il est toujours en mouvement. À la suite de Courbet, Yang Sémine plonge ses pinceaux dans l’intimité des vagues. Avec le malicieux Candy Wave, elle signe un énorme « bonbon » aux couleurs sucrées, dont on reconnait cependant sur le bord inférieur du cadre les nœuds denses des vagues. Leurs formes nerveuses, aléatoires et tout en volutes se détachent alors nettement de l’arrière-plan, dominé par des aplats sagement rectilignes. Le geste puissant de la peintre devient plus intense encore en regard des deux autres toiles présentes dans l’exposition et à leur palette chromatique limitée au noir et blanc (Doodle Waves I ; Doodle Waves V). Le geste, spontané, énergique, tumultueux, occupe alors tout l’espace de représentation ; il devient le sujet même de la toile, tandis que le thème maritime semble un prétexte pour se livrer à un engagement physique de la part de la plasticienne. Les courbes s’enroulent, s’enchevêtrent, puis s’évanouissent progressivement dans la clarté de l’écume.

Après le jardin radioactif d’Anaïs Tondeur et la mer déchainée de Yang Sémine, il convient de se tourner vers les étoiles. Le grand mobile réalisé par Cécile Beau est une première invite à lever le menton vers des hauteurs célestes. Cet étrange arbre arbore en effet d’improbables fruits blancs, résultat de la calcification survenue au fil des décennies au sein d’un bunker de Normandie. Avant la fermeture de ce lieu de mémoire, Cécile Beau aura prélevé à son plafond des stalactites, qu’elle suspend ensuite dans les airs par le biais de son mobile giratoire (Si Muove). Intitulée Gravity, l’installation conçue par Jingfang Hao et Lingjie Wang représente une autre façon d’investir les cieux. Au sol se distingue une fine étendue de sable jaune, au milieu de laquelle un aimant retient une épingle reliée à un fil. En remontant ce fil jusqu’à son extrémité opposée, l’œil arrive à une mystérieuse inscription : « Gliese-667 C », soit le nom donné à une étoile naine rouge. L’artiste Sarah Nance, avec son installation Gastropod pendulum, recourt également à la suspension filaire. Dans le désert, la jeune femme a recueilli un fossile d’ammonite, qu’elle suspend au bout d’un fil d’argent, à la façon d’un pendule, dans un mélange caractéristique de son travail entre des artefacts issus de l’artisanat et des éléments naturels. À cette présence géologique, Sarah Nance ajoute un poème japonais qu’elle interprète magnifiquement au rythme des marées. Bien d’autres œuvres sont à découvrir au sein de l’exposition. Dans un même registre hybride que Gastropod pendulum, notons la vidéo expérimentale d’Astrid de la Chapelle, intitulée Masalangeray, qui repose sur un montage impressionniste et faussement répétitif d’éléments épars, issus de la nature (montagne, vapeur, coraux) mais aussi bien du design, le tout sublimé par le noir et blanc de la pellicule 8mm. De leur côté, Carolina Fonseca et Kim Détraux nous convient à un repas collectif à partager assis, à hauteur des deux statues qu’ils ont confectionnées pour l’occasion et qui se font face (Substantielles). Trois semaines durant, ils ont laissé fermenter, avec une pincée de sel, des légumes au sein de leurs sculptures d’argile. Voici l’art culinaire remis au goût du jour.

La Tempête des échos, jusqu’au 27 avril à l’espace Octave Cowbell à Metz
Loïc Millot
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