Tout le monde connaît, dans le domaine météorologique, la distinction entre la température mesurée et la température ressentie, la seconde étant subjective et généralement inférieure à la première, à cause du vent. Il en va un peu de même en matière d’inflation, à la différence que cette fois le ressenti, qui trouve sa source dans les dépenses quotidiennes des ménages, peut lui aussi être mesuré. Et pour l’heure les résultats ne sont pas bons. Sur le front de l’inflation les informations sont quelque peu contradictoires. La bonne nouvelle est que son rythme régresse. Selon Pierre-Olivier Gourinchas, économiste en chef du FMI, « l’inflation mondiale baissera, passant de 8,7 pour cent en 2022 à sept pour cent cette année et 4,9 pour cent en 2024 ». Dans la zone euro, le taux d’inflation a reculé en mars pour le cinquième mois consécutif, à 6,9 pour cent sur un an, contre 8,5 pour cent en février et un point culminant à 10,6 pour cent en octobre, après un an et demi d’une hausse ininterrompue, commencée bien avant la guerre en Ukraine.
Dans certains pays les résultats sont bien meilleurs. Aux États-Unis en mars, la hausse des prix à la consommation s’est établie à cinq pour cent en rythme annuel contre six pour cent en février. L’inflation sur douze mois est la plus faible depuis près de deux ans (mai 2021). Quant à la Chine, elle semble totalement préservée avec, en mars, une hausse annuelle de 0,7 pour cent contre un pour cent un mois plus tôt, alors que les économistes anticipaient un rythme plus rapide de deux pour cent, dans un contexte de reprise de l’activité depuis la levée des restrictions sanitaires contre le Covid fin 2022.
En Europe, le bon élève est le Luxembourg avec un taux annuel d’inflation passé de 4,3 pour cent à 3,6 pour cent entre février et mars. Une évolution favorable largement due au retour au calme sur les marchés de l’énergie et des matières premières, mais qui cache des réalités moins agréables. Les prix alimentaires marquent une forte hausse, parfois trois à quatre fois supérieure à celle des indices généraux des prix. Ils ont ainsi crû de 13,27 pour cent, soit 3,7 fois plus que la moyenne. En France leur hausse dans les rayons des grandes surfaces était évaluée fin mars à 17,7 pour cent en un an contre 5,7 pour cent en moyenne. Même en Chine où l’inflation est quasiment nulle, les fruits frais ont pris 11,5 pour cent en un an, et la viande de porc, de loin la plus consommée dans le pays, a augmenté de près de dix pour cent.
Aujourd’hui les achats alimentaires ne pèsent plus que 14,8 pour cent des dépenses des ménages dans l’UE et même moins de dix pour cent au Luxembourg et en Irlande (respectivement 9,5 et 9,8 pour cent). Malgré sa vigueur la hausse des prix de l’alimentation devrait donc avoir un impact limité sur le budget des ménages. C’est oublier deux choses. Tout d’abord cette proportion n’est qu’une moyenne. L’alimentation pèse bien davantage chez les foyers modestes. En France une statistique sur des ménages locataires de leur logement montrait un écart de sept points entre les vingt pour cent les plus modestes (avec 17,2 pour cent des dépenses consacrées à l’alimentation) et les vingt pour cent les plus aisés (10,2 pour cent). L’inflation alimentaire les affecte plus fortement et peut conduire à des comportements d’adaptation inédits. D’autre part elle est fortement médiatisée, notamment par les distributeurs engagés dans la « lutte anti-inflation ». Les chaînes de TV et de radio lui donnent aussi un large écho : ainsi RTL en France publie l’évolution mensuelle du prix d’un panier de treize produits du quotidien. Selon le consultant français Rodolphe Bonnasse, « l’alimentaire touche à quelque chose de vital » d’où l’impact psychologique de ses prix sur la population.
La hausse des prix alimentaires est dans une large mesure imputable à la conjoncture internationale qui prévaut depuis le début de la guerre en Ukraine. Mais il est de plus en plus évident que les producteurs et fabricants, notamment ceux qui disposent d’un important pricing power, ont bénéficié d’un double effet d’aubaine. Le premier est que l’ambiance générale de hausse des prix est l’occasion pour eux « d’en rajouter une couche » afin d’accroître leurs marges. Selon Alexandre Bompard, P-DG de Carrefour, « des multinationales ont parfois voulu faire passer des hausses tarifaires indues, souvent supérieures à vingt pour cent, lors des négociations annuelles » (dans Capital d’avril 2023). Entre le quart et le tiers des augmentations de prix en Europe ne seraient pas subies et alimenteraient la marge bénéficiaire des entreprises. Le second est que ces dernières répugnent à répercuter les baisses intervenues ces derniers mois, notamment dans l’énergie et les cours mondiaux de certaines productions, au motif qu’une nouvelle hausse est toujours possible. Les autorités gouvernementales, les distributeurs, les syndicats et les partis politiques sont pour une fois unanimes à dénoncer les abus.
Le focus mis sur la forte hausse des prix alimentaires ne peut qu’exacerber les revendications salariales, au risque de déclencher une course-poursuite délétère entre les prix et les revenus. L’indexation automatique des salaires est familière aux Belges et aux Luxembourgeois. Mais il s’agit d’exceptions. En France, sa suppression en 1983 après plus de quarante ans d’existence avait joué un rôle-clé dans la maîtrise de l’inflation. C’est là que se situe la seconde inquiétude. Toute forme d’indexation ou de rattrapage ne peut que favoriser l’inflation sous-jacente, hors énergie et alimentation.
Selon le FMI dans son World Economic Outlook publié le 11 avril, l’inflation sous-jacente n’a pas encore atteint son point culminant dans de nombreux pays. Elle devrait encore s’établir à 5,1 pour cent cette année, alors qu’en janvier dernier la prévision était de 4,5 pour cent. Dans la zone euro, elle représentait en mars 82,6 pour cent de l’inflation totale contre 66 pour cent en février. Au Luxembourg, « elle garde un rythme soutenu » et devrait être de 3,9 pour cent en 2023, soit plus que les 3,4 pour cent prévus au total. Aux États-Unis elle est aussi devenue supérieure à l’inflation globale en mars (5,6 pour cent contre 5 pour cent), car la composante énergie-alimentation a fortement baissé. C’est une nouvelle preuve que le phénomène s’installe et que, comme pour la pâte dentifrice sortie du tube, il sera difficile de revenir en arrière. Plus grand monde ne croit à un « retour à la normale », c’est-à-dire une inflation à deux pour cent à l’horizon 2025.
Pour le FMI, une inflation persistante et à un niveau élevé présente un risque pour la croissance. La hausse des prix de l’énergie et des matières premières industrielles avait déjà provoqué un choc du côté de l’offre, avec dans certains secteurs comme la verrerie des arrêts ou des diminutions de productions. Aujourd’hui c’est la demande qui est affectée, et sa diminution va bien au-delà de la sphère alimentaire. Ainsi en France, les ventes en volume dans la grande distribution ont été au premier trimestre 2023 inférieures de cinq pour cent à leur niveau de la même période en 2022. Pour les produits de parfumerie, d’hygiène et d’entretien la baisse atteint quinze pour cent. Les livres, les jouets ont aussi été concernés, et, en dehors des grandes surfaces à dominante alimentaire, la baisse des volumes de ventes a notamment été observée dans les meubles, l’électro-ménager, l’automobile et le bricolage. Or c’est la consommation en volume qui fait tourner les usines et constitue le vrai moteur de la croissance.
La tendance à la baisse de la consommation est aussi due à un phénomène inattendu, la constitution d’une épargne de précaution, très visible dans plusieurs pays (au Luxembourg l’ABBL déplore que 39 pour cent des dépôts des clients soient maintenus sur des comptes-courants). Dans les années 50 à 80 du XXe siècle, périodes d’inflation soutenue, les ménages dépensaient avant que les prix ne montent davantage, au détriment de leur épargne. Aujourd’hui, les populations ont affaire à une conjoncture que l’écrasante majorité n’a jamais connue et qui occasionne une perte de repères. Une enquête publiée par le magazine français Challenges montre d’ailleurs que les sondés surestiment considérablement la hausse générale des prix : ils la voient trois fois supérieure à son niveau réel. La résistance de l’inflation justifie que les banques centrales, soucieuses de l’éradiquer, conservent leurs taux directeurs à un haut niveau. Même si la probabilité qu’elles les augmentent encore se réduit, à tout le moins elles ne les réduiront pas à brève échéance. Le gouverneur de la Banque de France, membre du Conseil des gouverneurs de la BCE, a déclaré début avril : « il s’agit désormais moins de continuer à faire progresser le loyer de l’argent que de se préparer à maintenir les taux à un niveau élevé pendant longtemps ». Ce qui ne manquera pas de peser sur l’activité.
Le 11 avril, le FMI a légèrement revu à la baisse sa prévision de croissance mondiale par rapport à l’estimation de janvier 2023. Elle est attendue à 2,8 pour cent cette année, une moyenne tirée vers le haut par l’Inde (+5,9 pour cent) et la Chine (+5,2 pour cent). Les États-Unis n’enregistreront qu’une maigre progression de 1,6 pour cent, qui sera tout de même le double de celle prévue dans la zone euro (0,8 pour cent). L’ Allemagne connaîtra une récession de 0,1 pour cent. Une croissance mondiale à peine supérieure (trois pour cent) est prévue en 2024, mais cette fois la zone euro fera mieux que les États-Unis (+1,4 pour cent contre +1,1), l’Inde restant la locomotive (+6,3 pour cent).
Précarité alimentaire
En France l’institut de sondage Ifop a publié le 11 avril les résultats inquiétants d’une enquête sur les comportements alimentaires, en lien avec l’inflation, de personnes aux revenus modestes, travailleurs pauvres ou bénéficiaires de minima sociaux, soit environ le tiers de la population globale. Les répondants sont contraints de manger moins et moins bien. Neuf personnes sur dix ont arrêté de consommer certains produits. 53 pour cent ont réduit les portions dans leurs assiettes, achetant notamment moins de fruits et légumes depuis le début de l’inflation. 42 pour cent ont même supprimé un repas dans leur journée. Huit sur dix sont systématiquement à la recherche de produits moins chers que ceux qu’ils consommaient auparavant. Ces changements d’habitudes alimentaires font peser chez les populations concernées une crainte pour leur santé : 67 pour cent des sondés ont peur que leur santé soit affectée par ces restrictions. Pour éviter ce risque et continuer à consommer comme avant, de nombreuses personnes actives mais à faible revenus étaient, selon une autre étude, à la recherche d’emplois de complément pour « arrondir leurs fins de mois ».