Vendredi dernier, l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL) proposait aux journalistes « une aide supplémentaire » pour évaluer les programmes électoraux. Vers la fin de cet « échange », le Land pose une question au président de l’organisation patronale : « Un Spëtzekandidat qui était président de la Chambre de commerce, c’est quand même une situation assez… euh… » « Cocasse ? », propose Michel Reckinger. Puis de se ressaisir : « On ne peut être que content quand quelqu’un de l’économie fait le pas et s’investit en politique. Il faudrait encore beaucoup plus d’entrepreneurs dans les partis politiques. »
Sur les derniers mois, la Chambre de commerce a publié sept livrets électoraux, d’une vingtaine de pages chacun. Le premier fascicule est sorti début février : huit jours après la consécration de Luc Frieden comme leader du CSV, sept jours après sa démission de la présidence de la Chambre de commerce. Le ton de la campagne patronale se veut paisible, « constructif ». On en est loin de l’exaltation de « Luxembourg 2030 – Ambition pour le futur », orchestrée en 2013 par l’institution patronale pour se débarrasser d’un gouvernement Juncker/Asselborn II jugé léthargique. Les entrepreneurs croyaient alors en la possibilité de « réformes structurelles » libérales. Ils ont vite déchanté, constatant la solidité du consensus social-démocrate (ou chrétien-social ou social-libéral). Dans sa brochure électorale 2023, la Chambre de commerce prend acte de ce « fort attachement au contrat social luxembourgeois ». Trois paquets de solidarité en douze mois et des centaines de millions d’euros en aides ont domestiqué la lutte des classes. Buck, Rommes et Henckes, les provos du patronat, sont partis. Les nouveaux présidents sont plus colombes que faucons, plus provinciaux par leurs profils également (lire ci-contre).
Quand ils parlent de l’école, les permanents patronaux se transforment en disciples de Pierre Bourdieu. L’orientation scolaire déterminerait « en grande partie les perspectives de vie et de parcours professionnel de l’élève ». Le système tendrait à « reproduire les inégalités sociales ». La Chambre de commerce s’affiche comme fan de Claude Meisch. Elle estime que l’école traditionnelle ferait bien de s’inspirer des écoles internationales publiques. L’alphabétisation en français, lancée comme projet-pilote dans quatre communes, devrait être étendue à « d’autres régions du pays qui le souhaitent ». Une alphabétisation « unilatérale » en allemand créerait des « discriminations ». Le CSV se montre réticent. « Il ne faut rien précipiter et attendre d’abord les évaluations », a temporisé son président précautionneux, Claude Wiseler, lors de la présentation des axes programmatiques, il y a deux semaines. Et de calmer son électorat : La langue d’alphabétisation resterait bel et bien l’allemand.
Paradoxalement, le patronat s’affiche plus progressiste que les syndicats d’enseignants, prisonniers de leur paradigme corporatiste. Mais la Chambre de commerce n’est pas uniquement mue par la passion égalitaire. Pour elle, l’école est aussi (voire surtout) une question de Standort. « Davantage d’équité », ce ne serait pas qu’un impératif social, mais également économique : « Il en va de la prospérité du pays ». Dans son livret dédié aux « talents », elle estime ainsi que les six écoles internationales « constituent une alternative intéressante à l’éducation trilingue traditionnelle pour les familles qui envisagent de s’installer au Luxembourg ».
Ces « talents » jouent les premiers rôles dans la campagne patronale. Leur « raréfaction » et leur « rétention » sont présentées comme la préoccupation politique numéro 1. Apparue une première fois en 1997 dans une étude de McKinsey, la « War for Talent » est devenue un topos omniprésent de la communication patronale. L’UEL orne ses brochures du slogan (dans un anglais commercial et bancal) : « In Luxembourg, let’s make it happen, with sustainable talent ! ». « Talent individuel », « talent d’équipe », « talent collectif », « talents durables », la nouvelle sémantique managériale devient asphyxiante. Le mot apparaît à 67 reprises dans les sept livrets électoraux de la Chambre de commerce. On est presque soulagé quand celle-ci laisse échapper le terme de « capital humain ».
Pour s’expliquer le manque de main d’œuvre, la Chambre de commerce sort les boucs émissaires usuels, à commencer par la « différence de rémunération entre les secteurs privés et publics ». Il faudrait lancer des campagnes de promotion auprès des jeunes, en réalisant des « success stories » sur des personnes « ayant fait le choix de retourner dans le privé ». Pour attirer les salariés, les permanents patronaux pensent instinctivement aux avantages fiscaux. Ils revendiquent ainsi une prime exonérée pour que les « jeunes talents » (luxembourgeois et étrangers) puissent se payer un logement à proximité de leur lieu de travail ; une mesure (dont le détail n’a pas encore été présenté) risquant de jeter de l’huile sur la flambée des prix du locatif, et d’enrichir encore plus les multipropriétaires.
La bête noire du patronat, ce sont les congés, les jours fériés et le temps partiel. (Même si ce dernier aurait contribué au « développement du travail des femmes », note la Chambre de commerce, quatre emplois à temps partiel sur cinq étant occupés par des femmes.) La Chambre de commerce se scandalise qu’avec 37 jours non-travaillés, le Luxembourg se place devant l’Allemagne et la France (35 jours) ou la Belgique (trente jours). Craignant se retrouver du mauvais côté de l’Histoire, les permanents patronaux ne s’en prennent plus ouvertement au congé parental. Ils préfèrent parler de « multiplications de types de congés […] qui désorganisent le travail ». La « génération Z » (née après 1995) semble moyennement leur inspirer confiance. Son arrivée imminente sur le marché du travail est présentée comme l’un des « défis » (à côté de la « poussée inflationniste » et de la « détérioration de la situation géopolitique ») qui auront un « impact majeur » sur la prochaine mandature.
La Chambre de commerce recycle ses anciens éléments de langage sur la « stagnation » de la productivité, le danger d’un « rattrapage » par les autres États membres et la nécessité « d’un choc (positif) » posant les bases d’un « nouveau modèle de croissance ». Elle oublie de préciser que le Luxembourg connaît la plus haute productivité par salarié de l’OCDE, et ceci de très loin. Elle serait si élevée, estimait récemment le directeur du Statec, « que les autres n’arriveront pas à nous rattraper ». Dans leur communication, les organisations patronales n’insistent plus trop sur l’indexation automatique des salaires. C’est aussi une question de tactique politique. Car plus elles revendiquent une réforme du système, plus elles forcent les partis à plaider pour son maintien intégral, rendant ainsi plus difficile une modulation le moment venu. Pour s’assurer la Spëtzekandidatur, Luc Frieden a ainsi capitulé d’entrée sur la question, précisant toutefois que si plus d’une tranche tombait sur une année, il faudrait « en discuter » dans le cadre d’une Tripartite.
Le programme fiscal de la Chambre de commerce est prudemment maximaliste. On demande tout, mais gentiment : abolir l’impôt sur la fortune serait « la solution idéale » ; une « refonte » ou une « suppression » de la taxe d’abonnement devrait être « envisagée ». (Ces impôts rapportent presque deux milliards au budget de l’État.) Le taux d’affichage, la Chambre de commerce veut le faire « converger » vers la médiane européenne (21 pour cent), le CSV vers la moyenne de l’OCDE (23,1 pour cent). L’institution patronale prend la défense des « 45 000 Soparfis », en rappelant que ces sociétés boîtes aux lettres sont à l’origine de 35 pour cent des recettes fiscales payées par les entreprises. (Selon le Conseil économique et social, elles paient 70 pour cent de l’impôt sur la fortune, que la Chambre de commerce veut voir aboli.) La Chambre de commerce s’aventure brièvement sur un terrain glissant : « Le degré de pragmatisme et de souplesse des autorités fiscales » serait très apprécié par les investisseurs. Mais la Chambre de commerce n’insiste pas trop, ne voulant réveiller le traumatisme Luxleaks.
La non-indexation des barèmes serait désormais « au cœur » de l’équilibre des finances publiques, note la Chambre de commerce. Les recettes provenant de la retenue d’impôt sur les traitements et salaires ont effectivement explosé, passant de 3,4 à 4,8 milliards sur les cinq dernières années. Luc Frieden promet « manner Steiere fir jiddereen ». Les fonctionnaires patronaux sont très transparents sur ce que cela implique : « Si l’allégement de la pression fiscale sur la main d’œuvre est une nécessité dans le contexte de ‘guerre des talents’ […], cet impératif ne laisse guère d’autre alternative que celle d’une modération en matière de dépenses publiques ». La Chambre de commerce dit ce que son ancien président préfère taire.
La forme que devrait prendre cette « modération » n’est pas détaillée. C’est que la Chambre de commerce pense avoir trouvé la panacée : L’État pourrait économiser « jusqu’à onze milliards d’euros » grâce au « potentiel d’automatisation ». Celui-ci atteindrait 37 pour cent dans l’administration publique, 26 dans l’école et 36 dans la santé. Ces chiffres proviennent d’un papier concocté en interne par Marc Niederkorn, l’année dernière. L’« expert partner » de McKinsey (devenu directeur de la SNCI en octobre) se basait sur une étude européenne publiée par son cabinet de conseil en 2017. On y lit que l’éducation présenterait un « potentiel d’automatisation » grâce à la « scalability » et la flexibilité offertes par les « virtual classrooms ». (Le papier de la Chambre de commerce remâche cette vision techno-optimiste, en faisant royalement abstraction des retours d’expériences du homeschooling lors des confinements.)
Alors que le Spëtzekandidat Frieden ne cesse de fustiger la faible part des renouvelables dans le mix énergétique, la Chambre de commerce pointe, elle, « une augmentation de 131 pour cent depuis 2015 ». Elle se félicite d’« une intensité carbone de l’économie en constante baisse », tout en concédant que celle-ci s’explique par le « découplage » entre croissance et CO2 d’une économie dominée par la place financière. La Chambre de commerce passe par contre largement sous silence le tourisme à la pompe (les transports représentent 61 pour cent des émissions), et les stratégies pour en sortir. Les adjectifs « pragmatique » ou « raisonnable » sont absents des 25 pages dédiées à la transition énergétique, alors que, dans les interventions de Frieden, ils précèdent (et neutralisent) invariablement le mot « Klimaschutz ».
Mais dans leur essence, les deux discours se rejoignent. Même croyance technologique (la Chambre de commerce veut miser sur la carbon capture), même éloge d’une croissance « qualitative », même peur d’une « surréglementation ». L’État devrait « guider les entreprises sans les contraindre », écrit la Chambre de commerce, aux yeux de laquelle, la taxe CO2 revêtirait « un caractère dissuasif, voire punitif ». Il faudrait davantage d’incitatifs « positifs », par exemple une « super-déduction fiscale » pour les investissements verts. Au détour d’une phrase, on apprend que « beaucoup d’entreprises » se sentiraient « perdues » quant à la manière de réduire leurs émissions. Un quart de siècle après la signature du Protocole de Kyoto, cet aveu ne fait pas apparaître les CEO locaux comme particulièrement visionnaires.
Le livret le plus long (33 pages) porte sur le développement territorial. Cela fait des années que la Chambre de commerce s’offusque des prix immobiliers qu’elle identifie comme principal frein à l’attraction des « talents ». Or, dès qu’une décote se dessine, elle est saisie de panique. Le patronat se retourne vers l’État pour revendiquer des cadeaux fiscaux « favorisant les investisseurs privés » (et assurant, accessoirement, les marges des développeurs). Pour le reste, la plupart des propositions patronales sont convenues : Étendre les périmètres autour des agglomérations ; réduire les « lourdeurs administratives d’un point de vue environnemental » ; « inciter » les communes à « faire preuve de plus de courage », c’est-à-dire à augmenter leurs coefficients de densité. (Luc Frieden défend exactement les mêmes propositions.) Quoique pas nouvelle, la vision patronale la plus extravagante est celle d’établir des « zones dotées d’un statut juridique particulier avec un cadre réglementaire spécial » dans les pays frontaliers. Des maquiladoras pour l’industrie financière.