D’Land : Les élections communales qui viennent de se dérouler ont vu votre parti, Déi Gréng, accuser des sérieuses baisses de résultats. Comment observez-vous cela ?
Sam Tanson : Il faut nuancer cette affirmation. Ça dépend du point de vue. Il est clair que dans les communes du Sud, nous avons perdu proportionnellement plus de points que les autres partis. L’explication est assez limpide : il y a le phénomène de Differdange où nous étions à plus de trente pour cent aux précédentes élections communales, ce qui ne correspondait pas à l’ancrage réel des Verts dans cette commune. Nous sommes revenus à un taux d’avant Roberto Traversini. Dans l’Est et le Nord, nous avons perdu un peu, mais pas plus que le CSV ou le LSAP. Dans le centre, nous avons gagné un siège à Walferdange. Je veux par là souligner que nous ne sommes pas le parti qui a perdu le plus de voix, ni le parti qui a perdu le plus de sièges. Bien entendu, nous aurions préféré gagner, mais ce n’est pas aussi mauvais que certains le disent.
Quelle image cela donne-t-il de la politique des Verts ?
On entend tout et son contraire. D’un côté, on nous dit qu’il faut nous concentrer de nouveau sur nos sujets-phares comme la biodiversité ou la politique climatique. Mais j’observe que tous les ministères dont nous avons la charge ont un lien avec ces questions qui ont prévalu à la création du parti : le logement, la mobilité, l’énergie mais également les droits fondamentaux. Ces aspects ont un impact sur le bilan climatique et sur le monde que nous voulons laisser aux générations futures. D’autres nous disent que tout le monde fait de l’écologie et que nous ne serions pas assez singuliers. Cela me fait sourire quand je lis certains programmes qui se montrent très légers et très timides, estimant qu’il ne faut pas que la politique climatique domine d’autres politiques. Au contraire, nous considérons que la politique climatique n’exclut pas une politique du logement, qu’une politique de développement économique peut aller de pair avec la protection de nos ressources… Ces politiques ne s’excluent pas. Je vois que certains partis se donnent un air vert, mais dans le concret, ce sont les intérêts particuliers qui dominent. Nous sommes le parti qui s’engage de manière transversale sur les questions climatique et de la protection de l’environnement.
Un changement de stratégie doit-il s’opérer en vue de la campagne des législatives ?
Non. Déi Gréng continue à mettre en avant les sujets qui ont poussé à la création du parti, il y a trente ans. Ce sont les questions qui vont régir notre futur : l’environnement, le climat et les droits fondamentaux. On ne va pas changer de paradigme, ce sont toujours les sujets qui nous préoccupent le plus. En d’autres termes : Comment penser le Luxembourg de demain avec tous les défis qui se posent à nous. Nous sommes dans une phase de crises, après la pandémie et avec la guerre, l’inflation, et le dérèglement climatique. Ces crises sont bien là et on ne peut pas les ignorer. Il faut penser le Luxembourg par rapport à ces problématiques. La pandémie nous a montré la vulnérabilité de nos droits fondamentaux et l’importance de la mesure de l’intérêt supérieur. Le risque d’une guerre plus large nous oblige à repenser les questions de défense. La crise inflationniste nous appelle d’être vigilants envers les plus faibles. Le Luxembourg connaît un risque de pauvreté élevé au et un coût de la vie cher. Nous sommes un pays multiple et nous ne pouvons pas faire une politique uniquement pour certaines catégories de la population.
Vous êtes tête de liste au niveau national. Avez-vous hésité avant d’accepter ?
Il était déjà assez clair que je serai la tête de liste de la circonscription Centre, ce qui donne déjà des responsabilités et une visibilité importantes. Malheureusement, je n’ai pas hésité quand on m’a proposé de mener la liste au niveau national (rires). Mais à la condition que l’on travaille en équipe, en collectif et c’est ce qu’on est en train de faire. Je travaille avec les présidents du groupe parlementaire et du parti pour organiser la campagne, les listes, le programme. C’est un processus participatif qui prend en compte notre équipe très diverse qui bénéficie à la fois de l’expérience d’un François Bausch et de l’énergie de plus jeunes qui sont le futur du parti. Le programme a été établi par le comité exécutif, puis envoyé à tous les membres. Il a été rediscuté et sera voté samedi, lors de notre congrès.
Si Déi Gréng fait partie de la prochaine coalition gouvernementale, voudriez vous garder le ressort de la culture ?
Je me suis vraiment battue pour être ministre de la Culture. Mon parti voulait que je sois membre du gouvernement, mais ce poste n’était pas facile à avoir dans le jeu des attributions de la coalition. C’est un secteur qui me tient énormément à cœur et qui me donne beaucoup. Je sais ce qu’il faut encore faire et ce que je pourrais faire pendant les cinq prochaines années. Il y a énormément de projets en cours que j’aimerais bien voir aboutir.
Cette semaine ont lieu les Assises culturelles où vous dressez le bilan de votre action [l’entretien a été réalisé lundi après-midi]. Quels sont les aspects qui marquent ce bilan ?
C’est un exercice important de faire un bilan après presque cinq ans au ministère de la Culture et à mi-parcours du Plan de développement culturel (Kulturentwécklungsplang 2018-2028, ndlr). Quand on est dans l’action au quotidien, on a la tête dans le guidon et on oublie parfois ce qui a été fait tellement les choses vont vite. La pandémie nous semble déjà loin alors que le vécu de ces moments, les décisions que nous avons dus prendre, le soutien très fort que nous avons donné à la scène culturelle ont des conséquences importantes aujourd’hui. Plus globalement, en regardant le travail que nous avons mené – et j’insiste sur le nous, car c’est un travail collectif avec l’ensemble de l’équipe du ministère qui est une petite équipe – je me dis qu’on a fait vraiment beaucoup d’efforts. De manière quantitative, un nombre de lois ne veut pas dire grand-chose, mais je note que nous avons fait voter autant de lois durant cette période législative que pendant les deux précédentes prises ensemble. En plus, il s’agit de lois de substance, pas seulement des transpositions de directives ou de conventions européennes. Je peux citer en vrac, Kultur:LX, le congé culturel, les mesures sociales pour artistes et intermittents du spectacle, les instituts culturels, les établissements publics (le vote a eu lieu ce jeudi, ndlr) ou la loi sur le patrimoine culturel, sans oublier les lois de soutien pendant et après la pandémie. On n’a pas à rougir de ce bilan.
Un des projets que vous avez porté est la loi sur la protection du patrimoine. Pourquoi était-ce si important ?
Beaucoup de travail avait déjà été réalisé, mais effectivement nous avons été au bout de cette procédure de longue haleine qui a nécessité de négocier avec d’autres ministères. On est aujourd’hui au début de ce processus d’inventaire commune par commune qui est désormais inscrit dans la loi. On a doublé les effectifs des instituts chargés de l’archéologie et du patrimoine. On a donné un statut au patrimoine mobilier et au patrimoine immatériel. Il est important de valoriser ainsi ce qui fait la richesse et la singularité du Luxembourg : nos savoirs, nos cultures, nos créations, nos bâtiments qui racontent une histoire et donnent un cadre de vie à des communes. Nous n’avons pas suffisamment préservé ce patrimoine pendant les dernières décennies, comme on le voit dans de nombreux villages, notamment au nord du pays, où le caractère agricole qui fait partie de notre histoire a été balayée. Il en va de même pour le patrimoine industriel qui a joué un rôle important dans notre histoire économique et sociale. Nous devons préserver ces lieux, les valoriser, les réinventer, les utiliser pour d’autres fonctions. Cela permet de penser en termes de durabilité. Si on ne détruit pas toujours tout, cela réduit la quantité de déchets gris et offre une empreinte écologique moins défavorable.
Plusieurs lois, disons sociales, ont été votées pour soutenir les artistes. Est-ce qu’on est au bout de ce qu’il faut faire ?
On n’est certainement pas au bout. Nous avons avancé sur des étapes importantes et nécessaires. En regardant en arrière, on constate un processus de professionnalisation des artistes et des structures qui les produisent, les accueillent et les distribuent. Le rôle du ministère de la Culture est double. D’un côté, nous nous devons de soutenir les pratiques amateures (fanfares, chorales, tissus associatif), car elles sont le lieu de la cohésion sociale sur le terrain. Mais d’un autre côté, la fonction de l’artiste professionnel est cruciale pour la société. Les artistes sont les premiers à soulever les questions qui nous touchent, qui poussent sur les points où ça fait mal et qui arrivent à le faire avec une manière disons joueuse, poétique. Ce sont les artistes qui nous font découvrir le monde, nous font voyager. J’ai lu énormément dans ma jeunesse et j’ai l’impression d’avoir vécu beaucoup de vies et d’avoir voyagé grâce à la littérature et aussi grâce au cinéma. C’est un impact qu’il ne faut pas négliger : l’art nous permet de gagner en empathie et en vécu. L’artiste est un pilier de la société. Il faut donc le soutenir économiquement pour qu’il puisse se consacrer à son art, avoir le temps disponible pour la réflexion, la création et arriver à un certain niveau. On espère qu’ils gagnent suffisamment d’argent par leur travail, mais la possibilité d’avoir recours à une aide leur donne un élément de sécurité qui leur permet d’être plus sereins. Je trouve que c’est normal que l’État fasse cet effort.
Les artistes sont-ils assez rémunérés pour leur travail ?
Nous avons entamé des discussions que l’on peut appeler tripartites. Elles mettent autour de la table les artistes, les institutions qui les produisent ou les accueillent et le ministère pour trouver une rémunération juste pour les artistes. Cela pose la question du financement des institutions. Elle plaident pour avoir plus de moyens pour mieux payer les artistes. Ces discussions avancent, facilitées par le fait que les artistes sont désormais fédérés dans diverses associations qui les représentent. Je crois qu’aujourd’hui tous les secteurs de la création artistique sont organisés en associations, fédérations ou réseaux.
Les avancées du Plan de développement culturel sont mesurées régulièrement. Où en est-on ?
Globalement, soixante pour cent des recommandations ont été réalisées alors qu’on est à la moitié de la période. À peu près tous les domaines ont été entamés. C’est très encourageant, mais il ne faut pas baisser les bras. Les aspects qui ont le mieux avancé sont ceux qui concernent la gouvernance, le soutien à la création ou à la professionnalisation.
Quels sont les aspects qui doivent encore être développés ?
Un chantier qui doit encore avancer, est la professionnalisation des sites patrimoniaux qui sont en grande partie gérés par des bénévoles. Il faudra mieux mettre en valeur ces sites comme les châteaux, le site gallo-romain de Dalheim ou la crypte archéologique qui se trouve sous la Cité judiciaire… Un autre domaine où il faut encore travailler est celui des relations avec les communes. Peu d’entre elles ont déjà établi un plan de développement culturel pour leur territoire, ce que nous voulons encourager pour ensuite signer avec elles des pactes culturels.Il y a aussi matière à légiférer le soutien aux sociétés commerciales du secteur culturel, comme les organisateurs de concerts, les librairies, les disquaires, les éditeurs, les galeries d’art, les producteurs… En suivant les lois européennes, on ne peut pas simplement attribuer un subside.
Quelle sera la suite ?
Le plan de développement culturel ne court que jusqu’en 2028. Il faut dès maintenant le retravailler pour voir quels sujets ont changé, quelles questions il faut intégrer. Mais il me semble primordial de garder cette approche de dialogue avec le terrain, notamment à travers les assises sectorielles. Je suis très fière de ce dialogue.
Ce premier Plan de développement culturel s’attarde surtout sur les structures et les artistes. Qu’en est-il du public et du non-public ?
Un premier aspect est de connaître ce public. Nous avons relancé les études statistiques pour savoir où on en est dans les fréquentations des lieux et événements et pour avoir une vue plus scientifique. Ainsi, l’étude sur la fréquentation des musées nous confirme qu’il est primordial de mener les enfants dès leur plus jeune âge vers les musées. Si on va au musée avec ses parents, il est à peu près sûr qu’on y retournera en tant qu’adulte. Si on y va en tant qu’écolier, cela a aussi un impact important. De grands efforts ont été entrepris par rapport à l’accessibilité au niveau des prix. Mais il reste une barrière psychologique ou sociale. Pour la lever, l’accès à la culture dès le plus jeune âge est vraiment essentiel. C’est un défi de travailler aussi étroitement que possible avec le ministère de l’Éducation que ce soit pour amener les élèves vers la culture à l’extérieur – ce qui se fait assez facilement dans le primaire, moins au lycée – mais aussi de proposer plus de culture au sein des enseignements. Cet aspect dépend du bon vouloir des enseignants car la culture n’a pas de place fixe dans les programmes, sauf pour certaines sections spécifiques. Il faudrait donc que la culture ait sa place dans l’enseignement au même titre que d’autres matières.
De l’action des ministres de la Culture, on retient généralement l’ouverture de nouveaux lieux, la construction de nouveaux bâtiments. À part la première pierre des Archives nationales, vous n’avez pas lancé de nouveaux chantiers…
Sans être au stade de la « première pierre », il y a plusieurs chantiers en cours pour donner une nouvelle affectation à des lieux existants. Je pense à la Villa Louvigny qui, après le déménagement du ministère de la Santé, a été affectée à la Culture. Nous avons beaucoup avancé sur ce dossier. Il est prévu que Kultur:LX s’y établisse de même qu’une institution qui gère les lieux. L’idée est de proposer un lieu dédié à la création, avec des espaces de répétition, d’autres où l’on peut se réunir, ainsi que des locaux pour les différentes fédérations. L’interaction avec le public est aussi prévue, non pas avec une programmation dédiée, mais plutôt pour donner l’occasion de montrer des travaux en cours. Bien sûr, la magnifique salle art déco sera utilisée pour des spectacles.
Qu’en est-il du Bâtiment Schuman ?
Le bâtiment Schuman, n’est pas uniquement lié à la culture. Nous avons déjà remis un programme de nos besoins à l’Administration des bâtiments publics. Il y aura des espaces destinés aux différentes institutions culturelles qui ont besoin d’espaces supplémentaires pour des bureaux, des salles de formation ou pour accueillir les enfants. Le Trois-CL, qui va devenir un établissement public en tant que Maison de la danse, aura aussi besoin d’un espace spécifique. On envisage aussi une ressourcerie, un stock de décors, accessoires et costumes pour éviter aux théâtres de devoir toujours en produire plus. À propos de stock, il y a aussi le projet d’un dépôt national où tous les musées pourraient entreposer leurs collections. Le projet avance du côté de Neischmelz à Dudelange.
Le budget du ministère de la Culture est en augmentation, mais de manière relative, il n’atteint toujours pas le fameux « un pour cent ». Pourquoi ça stagne ?
Certes, nous n’avons pas encore atteint le un pour cent du budget de l’État souvent cité en objectif. Mais en cinq ans, nous avons néanmoins progressé de 26 pour cent pour atteindre les 183 millions pour l’année 2023, et ce malgré la nouvelle affectation de l’important poste de l’enseignement musical à l’Éducation en 2018.
Avez-vous des regrets, des dossiers qui n’ont pas été mis sur la table ?
Ce n’est pas vraiment regret, mais je trouve dommage que le cinéma ne fasse pas partie des attributions du ministère de la Culture. J’étais tellement contente d’arriver à être ministre de la Culture que je n’ai pas ensuite commencé des discussions pour que le cinéma fasse aussi partie du ministère. C’est pourtant un débat qui devra être mené. Le cinéma est bien un élément essentiel de la culture, et c’est un secteur où le Luxembourg a prouvé sa valeur, y compris au niveau international. C’est un secteur qui aurait toute sa place au ministère de la Culture, d’ailleurs beaucoup d’acteurs du secteur (pas au sens des comédiens, hein) s’adressent au ministère de la Culture quand ils ont des soucis ou des revendications. Il y aura un besoin de clarification, même si c’est très clair qu’à l’heure actuelle, le ministre qui est en premier lieu en charge du cinéma, c’est le Premier ministre.