Elle était prévue et annoncée. Attendue et redoutée. La vague est là. Celle des malades du Covid-19 qui staurent plusieurs hôpitaux de France. Et celle des morts, bientôt dénombrés par milliers. À l’heure où ces lignes sont écrites, le pays a dépassé les mille décès. Ce jeudi, 1 331 exactement. Et officiellement. Car au même moment, les Français prennent conscience que ce chiffre, égrené depuis deux semaines chaque soir vers 19 heures au ministère de la Santé, ne concerne que les décès dans les hôpitaux. À lui seul, comme il suit à onze jours d’écart, peu ou prou, la courbe des morts en Italie, il pourrait amener la France autour de 6 000 morts fin mars.
Mais il ne comptabilise pas les décès dans les Ehpad, ces maisons de retraite médicalisées, qui pourraient virer à l’hécatombe – tels ces vingt morts dans un seul établissement des Vosges – et dont on nous assure que les chiffres officiels seront bientôt connus. Comme le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, souligne que les décès en milieu hospitalier « ne représentent qu’une faible part de la mortalité », il pourrait donc y avoir plus d’une dizaine de milliers de morts dès fin mars, encore loin du pic de l’épidémie.
C’est à peu près le nombre de morts de la grippe saisonnière chaque année dans l’Hexagone. Cette comparaison, qui plus est au regard des 67 millions d’habitants du pays, devrait nous amener à relativiser. Mais on sent pourtant bien, par l’état d’impréparation du gouvernement, les consignes souvent contradictoires, les polémiques qui éloignent de l’unité nationale éventuellement attendue, que si cette vague inquiète, c’est peut-être moins par son ampleur que par la fragilité du pays. Pas un « effondrement » proche, selon le terme popularisé par les collapsologues, mais du moins de nombreux « délitements », dans le système de santé, l’agriculture, l’alimentation, l’industrie, la logistique, et cetera.
Et les Français l’ont semble-t-il maintenant bien compris : de ce beau dimanche électoral du 15 mars, où ils flânaient encore dans les parcs, au dimanche suivant, le pays a changé du tout au tout. Paris s’est littéralement vidé. Bureaux désertés, habitants partis pour certains « se réfugier » en province. La consommation électrique de l’Île-de-France a chuté en cinq jours de 28 pour cent. Les déchets collectés de trente pour cent. Et la qualité de l’air s’est améliorée d’autant. Au Louvre fermé, plus un touriste. Place de la République, plus un skate-board, ni même, chose rare, un manifestant.
Mais la France reste la France : polémiques et revendications fleurissent dans les médias et sur internet. Pénurie de masques, de tests, de lits, de personnels soignants, manque de médicaments et autres matériels de soin produits dans l’Hexagone… Les principales critiques adressées aux autorités concernent au premier chef la santé. Médecins, infirmières, aides-soignants, femmes de ménages qui désinfectent les chambres d’hôpitaux, personnels des Ehpad, mais aussi éboueurs, caissières de supermarchés, toutes et tous accusent l’État de ne pas avoir de masques de protection en nombre suffisant.
De fait, il y en avait 1,4 milliard en stock il y a dix ans, ils ne sont plus que 145 millions aujourd’hui. En deux temps, en 2013 et 2015, il a été décidé de retirer le stockage et la logistique à un organisme public centralisé, pour le transférer aux employeurs, c’est-à-dire des milliers d’acteurs… pour des raisons d’économies. Et pour cause de délocalisations et d’abandon de l’industrie textile, la capacité française de production est de six millions de masques par jour, quand le besoin du pays est de 24 millions. On comptait donc sur les pays à bas coûts comme la Chine… Sauf que quand la crise arrive, le monde entier veut des masques1.
Pour les tests de dépistage, comme pour le nombre de lits disponibles, les comparaisons avec l’Allemagne sont là aussi désastreuses. Exemple, 7 000 lits de soins intensifs avec assistance respiratoire dans l’Hexagone, contre 25 000 outre-Rhin : ce pays, comme le Luxembourg et la Suisse, ont d’ailleurs pris en charge plusieurs malades d’Alsace. D’où aussi la stratégie du confinement généralisé qui, pour nombre de critiques, est surtout imposée par la pénurie. « Pr Salomon, vous avez couvert la pénurie de masques, fait prendre des risques aux soignants (…), fait croire à une doctrine basée sur des éléments médicaux alors qu’elle est basée sur le manque ! », accuse ainsi un médecin.
La défiance de la communauté soignante est telle qu’un collectif de plus de 600 médecins a déjà porté plainte contre le chef du gouvernement, Edouard Philippe, et l’ex-ministre de la Santé, Agnès Buzyn. Au soir du premier tour des municipales, qu’elle a dénoncé comme « une mascarade », cette dernière a il est vrai assuré avoir averti dès janvier le Premier ministre que le scrutin pourrait ne pas se tenir… Ce qui ne l’a pas empêché ensuite de quitter son poste en pleine épidémie, pour remplacer comme candidate macroniste à la mairie de Paris Benjamin Griveaux, poussé à se retirer après la mise en ligne d’une vidéo à caractère sexuel par un activiste russe anti-Poutine réfugié en France… Un post ironique fait actuellement le tour de Facebook en France : proposé à Netflix pour une série, un tel scénario aurait été refusé. Trop invraisemblable.
Pour revenir au système de santé français et ses quelque 20 000 lits supprimés en dix ans, Emmanuel Macron peut bien aujourd’hui prononcer de grandes phrases qui auraient été taxées il y a peu d’extrême gauche (« La santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-Providence, ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe » ou « ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché »), ce sont bien les politiques ultralibérales qui sont aujourd’hui en cause2.
En attendant, les soignants soignent, et nombre de Français les applaudissent chaque soir de leurs fenêtres. Mais ce que les premiers réclament avant tout, c’est que les seconds respectent scrupuleusement le confinement. Et que les autorités leur fournissent suffisamment de masques de protection.