À l’entrée du bureau de vote, un gros bidon de cinq litres de gel hydroalcoolique permet de se laver les mains. Puis il faut ouvrir sa carte d’électeur de façon à ce que l’assesseur lise votre nom sans la toucher. Et, après avoir voté, signer la feuille d’émargement avec un stylo bleu tout neuf, à usage unique, que vous êtes donc incité à ramener chez vous. Plus de vingt millions de Bic, une bonne journée pour le célèbre fabricant français… C’est dans cette ambiance tout à fait inhabituelle, un tantinet surréaliste s’il ne s’agissait pas de mesures essentielles pour endiguer la gravissime propagation du nouveau coronavirus, que s’est déroulé dimanche 15 mars le premier tour des municipales en France.
Le jeudi soir précédent, à l’occasion d’un discours solennel, le président de la République Emmanuel Macron avait tranché, sur la base de conseils scientifiques, en faveur de la tenue du scrutin, tout en annonçant la fermeture de toutes les écoles du pays. Puis le samedi soir, le gouvernement décidait dans l’urgence la fermeture de tous les bars, restaurants et commerces « non indispensables », tout en maintenant encore l’élection.
Malgré un record d’abstention dans ce climat particulier (de 56 pour cent, vingt de plus qu’en 2014), le premier tour a bien eu lieu, et a livré quelques enseignements. D’abord une forte poussée des écologistes dans les grandes villes, comme Bordeaux et Lyon, ou encore Besançon, Grenoble, Strasbourg. À Bordeaux notamment, le candidat écolo soutenu par la gauche est au coude-à-coude avec le successeur d’Alain Juppé, si bien que ce bastion de droite va connaître pour la première fois depuis la Libération un second tour ! L’exception est Paris, où la socialiste Anne Hidalgo a réussi un bon score de près de trente pour cent, mais une exception toute relative dans la mesure où la maire sortante avait placé l’écologie au cœur de son bilan, de son programme et de son équipe.
Ensuite, le Rassemblement national (RN) présente un bilan en demi-teinte. Ses quelques maires ont pour beaucoup été réélus haut la main dès ce premier tour, comme à Hayange (Moselle) ou Fréjus (Var), et il pourrait conquérir avec Perpignan sa première ville de plus de 100 000 habitants. Mais il n’a pas progressé ailleurs, et a même reculé à l’exception d’Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) dans l’ex-bassin minier du nord du pays, qui devait être le bastion et point de départ de la stratégie « sociale » de Marine Le Pen.
Enfin le scrutin a pleinement confirmé ce qui était attendu : une bérézina pour le jeune parti du président, La République en marche (LaREM), qui pâtit de son manque d’ancrage local et de l’impopularité de l’exécutif. Emblématique en est la mise en ballottage d’Édouard Philippe au Havre, alors que le Premier ministre était l’un des rares dirigeants de la majorité à disposer d’un véritable « fief », où il avait été élu dès le premier tour en 2014. Après une campagne chahutée par ses opposants et des allers-retours incessants entre la cité portuaire et Matignon, pour gérer les urgences liées au coronavirus, non seulement le chef du gouvernement n’a réuni que 43 pour cent des voix, mais le député communiste Jean-Paul Lecocq a obtenu, avec plus de 35 pour cent, un score de dix points supérieur à ce que prédisaient les sondages. Il faut dire que la ville des dockers, récent bastion des « gilets jaunes », n’était passée du PCF à la droite que depuis 1995, et la politique d’Édouard Philippe a surtout profité au centre-ville, notamment pour le 500e anniversaire de la cité créée par François 1er, mais moins aux quartiers populaires. Et surtout, comme dans le reste du pays, le projet de réforme des retraites y a été très impopulaire, une défiance aggravée par le choix de l’exécutif de le faire adopter sans vote à l’Assemblée, via le « 49.3 ».
On en saura plus le 21 juin, date à laquelle le second tour a finalement été reporté, mais dès son discours télévisé du jeudi 12 mars, le président de la République avait comme anticipé le désaveu, en proposant aux Français, pour lutter contre le nouveau coronavirus, un étonnant tournant idéologique. Au strict opposé du néolibéralisme décomplexé qui a été sa marque jusqu’alors, lui qui a opposé « les gens qui réussissent » aux « gens qui ne sont rien », Emmanuel Macron a lancé des appels répétés à la solidarité, vanté le rôle de l’État et des dépenses publiques (le soutien à la santé et à l’économie se fera « quoi qu’il en coûte »), réhabilité le rôle des services publics et l’importance de la « gratuité » des soins, et même incité à « interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour ». Notamment car il a mis à mal certains de nos approvisionnements stratégiques et a poussé à « déléguer à d’autres notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie ».
N’en jetez plus… Ou plutôt si. Emmanuel Macron entend même « reprendre le contrôle » au nom d’« une France, une Europe souveraine ». Une expression, calquée sur le slogan « Take back control » des Brexiters, qui ne doit rien au hasard. Cette évolution en laisse plus d’un dubitatif, même si la réforme des retraites ou la privatisation d’ADP (aéroports de Roissy et d’Orly) ont été suspendus, et la réforme de l’indemnisation-chômage reportée à septembre : on ne s’attendait guère à un « Macron atteint par le virus de l’altermondialisme », selon la formule de Libération.
En attendant, comme les Italiens ou les Espagnols, les Français sont confinés chez eux depuis lundi 16 mars au soir et un nouveau discours solennel d’Emmanuel Macron («Nous sommes en guerre»). Avant un éventuel «nouveau macronisme», tâchons déjà collectivement de vaincre l’épidémie.