En une semaine, la mobilisation contre la réforme des retraites a démarré fort, pour s’inscrire d’emblée dans l’histoire des luttes sociales en France : retour des manifestations d’envergure (plus de 800 000 personnes le 5 décembre selon la police, encore 339 000 le 10 décembre), grèves massives dans les transports (80 à 90 pour cent des trains du pays supprimés, 10 à 14 des 16 lignes du métro parisien fermées) ou dans l’enseignement (des centaines d’écoles fermées). Soit un début de revanche des syndicats, qui étaient marginalisés depuis deux ans. « Désormais, quand il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit » : la phrase de 2008 de Nicolas Sarkozy, alors chef de l’État, ne paraît plus seulement provocatrice. Elle est dépassée.
Comment le président et son gouvernement en sont-ils arrivés là ? Comment Emmanuel Macron peut-il se trouver à nouveau dans une telle situation, après l’avertissement d’ampleur d’il y a quelques mois à peine, le soulèvement populaire des « gilets jaunes », la plus grave crise de son quinquennat ? « Soit le chef de l’État a un goût immodéré pour le risque, soit il s’est trompé d’analyse », écrit dans un éditorial le quotidien Le Monde.
Vraisemblablement, les deux. En politique intérieure comme étrangère, il n’est plus à démontrer que le très jeune président français ne s’embarrasse ni de prudence ni de modération. Mais il s’est aussi fourvoyé sur l’état du pays et l’opinion des Français. Après avoir circonscrit plus que surmonté la crise des « gilets jaunes », avec un peu de pouvoir d’achat et un « grand débat », il pensait pouvoir reprendre le chemin de ses réformes libérales : fortes coupes dans l’assurance-chômage, unanimement dénoncées à l’automne y compris par le syndicat réformiste CFDT, puis refonte de tous les régimes de retraite, chantier gigantesque qu’aucun de ses prédécesseurs ne s’était risqué à ouvrir avant lui.
Présenté très vaguement lors de la campagne présidentielle, le projet avait de prime abord des airs sympathiques, avec des mots qui l’étaient également : un système dit « universel » de retraites pour remplacer les 42 régimes actuels, liés surtout à des professions. Chaque « euro cotisé » devant rapporter les mêmes droits à chaque Français. Sauf que… Sauf que deux questions majeures sont apparues au fil des révélations sur le contenu du projet, qui ont rajouté de l’anxiété aux Français : le principe même du système à points, et la justice sociale. Au nom de quoi les enseignants, déjà peu payés pour ceux du primaire, perdraient « 25 à 30 pour cent de leur future retraite », comme s’en étonne l’économiste
Daniel Cohen, directeur à l’École d’économie de Paris ? Avec des craintes similaires pour les régimes dits « spéciaux » de la SNCF ou de la RATP (les bus et métros à Paris), et ce en l’absence de véritable prise en compte de la « pénibilité » de certains métiers. Sans compter un taux de cotisation de 2,8 pour cent pour les très hauts salaires, contre 28 pour cent pour tous les autres…
Non seulement les inégalités du système actuel ne seront donc pas résorbées mais l’adoption d’un système à points ne règlera pas ce problème, selon le chercheur CNRS-Sciences Po spécialiste de la protection sociale, Bruno Palier : « Un petit salaire donnera un petit nombre de points. Un gros salaire, beaucoup plus ». Partisan de montants définis à l’avance, dépendant du nombre d’annuités de cotisation, l’économiste Thomas Piketty est opposé à ces points dont les futurs gouvernements pourraient limiter la valeur à leur guise. Quatre économistes qui inspirèrent la campagne de Macron mettent même en garde ce dernier, en réclamant « des règles d’indexation stables et précises, qui s’appliquent même en cas de récession ». Il faut dire que le système à points entré en vigueur en Suède en 1999 n’a pas de quoi rassurer : le pays compte aujourd’hui une proportion de personnes âgées sous le seuil de pauvreté double de celle de la France.
Ce sont donc les deux raisons principales pour lesquelles le pouvoir joue avec le feu, au risque de grèves dures et longues, comme celles de 1995 qui avaient entraîné le retrait du plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale et, déjà, des retraites. Le Premier ministre Edouard Philippe a bien présenté mercredi 11 décembre des concessions de durée, en repoussant la réforme aux générations nées après 1975 (soit une entrée en vigueur effective en 2037 !), et même après 1980 et 1985 pour certains régimes dits « spéciaux ». Mais il a maintenu le principe des points et la perspective d’appauvrissement de nombreuses retraites, et fait deux nouvelles annonces à même de propager l’insatisfaction : l’instauration d’un « âge d’équilibre » de 64 ans, en-deçà duquel les Français qui choisiront de partir à la retraite seront pénalisés financièrement (même si l’âge légal de départ reste 62 ans), et un calendrier resserré, avec un projet de loi soumis au conseil des ministres le 22 janvier, pour être examiné à l’Assemblée « fin février ».
Le doute, qui planait encore juste avant la prise de parole du chef du gouvernement, n’est donc plus de mise : le pouvoir choisit la confrontation, et en réaction les grèves vont durer, avec une grande manifestation nationale le 17 décembre à Paris. En ayant clairement joué avec le calendrier, l’exécutif mise ainsi sur la probable impopularité de trains bloqués au moment des vacances familiales de Noël et du jour de l’An.
Mais là encore, c’est plus que jamais jouer avec le feu, car un dernier point est à prendre en compte : l’accumulation des colères dans le pays. Si on additionne les politiques menées depuis 2017 (baisses ou suppressions des emplois aidés, des aides au logement, de l’indemnisation-chômage, etc.), les professions exaspérées comme les enseignants, la santé, les pompiers ou les policiers, les entraves à la liberté de manifester, les salaires qui stagnent et les cadeaux fiscaux aux ultrariches, le cocktail est explosif. Les internes en médecine ont débuté une grève illimitée le 10 décembre, le transport routier et la logistique menacent à partir du 16, un début de convergence public-privé-gilets jaunes se constate dans les cortèges… Tout cela peut-il déboucher sur un mouvement généralisé contre une politique jugée néolibérale, inégalitaire et autoritaire ? Macron danse sur un volcan. Ça passe ou ça casse.