Brouillé, au plat poché, dur, mollet, parfait, en neige, à la coque, mariné, mimosa, en meurette, confit, battu… L’œuf se décline à l’infini. Voilà un produit accessible et polyvalent qui se prête à mille préparations: « Frits, perdus, suffoqués, estouffés, traînés dans les cendres, jetés dans les cheminées », selon les mots de Rabelais. L’œuf est un des rares ingrédients versatiles qui se consomme en sucré comme en salé, aussi bien chaud que froid, et dans toutes les textures imaginables. Ce pilier de notre alimentation – on en consomme plus de 200 par personne et par an – n’est pas seulement un élément essentiel de la cuisine du quotidien. Figure symbolique du cycle de la vie, à la forme unique, l’œuf inspire aussi les créateurs et les artistes quand il n’est pas jeté, pourri de préférence, pour exprimer son mécontentement.
Lors du premier confinement en 2020, la vente d’œufs a augmenté de plus de quarante pour cent. Si l’œuf est devenu la coqueluche des consommateurs, c’est que, malgré la hausse des prix, il reste la source la moins chère de protéines animales, deux œufs correspondant à un petit steak. Élever des poules, pour ceux qui le peuvent, est devenu une activité à la mode permettant, en plus d’obtenir des œufs frais, de réduire ses déchets car les poules mangent énormément de choses et notamment les épluchures de légumes. Mais, la plupart des gens n’ont pas ce luxe et achètent leurs œufs. La qualité des œufs est variable en fonction de la manière dont sont élevées les poules. Dans l’Union européenne, un code figure sur la coquille. Deux lettres indiquent le pays de provenance (LU pour le Luxembourg) puis un chiffre renseigne sur le mode de production : 0 pour les œufs bio, 1 pour les œufs de poules élevées en plein air, 2 si les poules sont élevées au sol et 3 quand les poules sont élevées en cage. L’élevage de poules en cage n’est plus pratiqué au Luxembourg depuis de nombreuses années. Mais le Grand-Duché importe une quantité d’œufs supérieure à sa propre production.
Pour cuisiner les œufs, il y a quelques règles. Apprendre à séparer le blanc du jaune – en passant d’une coquille à l’autre, ou entre ses doigts comme dans Top Chef, ou avec un ustensile spécifique – mettre une pincée de sel pour monter les blancs en neige, passer l’œuf sous l’eau froide pour l’écaler facilement ou minuter la cuisson en « 3-6-9 » (trois minutes dans l’eau bouillante pour une cuisson à la coque, six pour un mollet, neuf pour un dur). Pour maintenir le jaune bien au milieu, on fera un minuscule trou dans la coquille côté gros bout. (À propos, c’est dans Les voyages de Gulliver de Jonathan Swift que la guerre des œufs oppose les gros-boutistes et les petits-boutistes, selon le sens dans lequel on entame les œufs à la coque). Au-delà de ces bases, on fait ce qu’on veut ! Pour autant, sous sa coquille fragile, l’aliment cache encore bien des mystères.
Dans de nombreuses cultures et croyances, les œufs symbolisent la genèse des dieux, de la terre et de la vie. Ainsi, les anciens grecs, japonais ou chinois pensaient que le monde était né d’un œuf. Séparé en deux, il aurait produit le ciel et la terre. À Hawaï, on dit que les îles résultent de l’éclatement d’un œuf pondu par un grand oiseau. Un recueil de chants finlandais raconte que sept œufs sont à l’origine de l’univers. En se brisant, ils ont formé le firmament, le soleil, les étoiles ou les nuages. Chez les Égyptiens et les Romains, l’œuf matérialisait la renaissance de la nature, voire la résurrection ou la continuité de la vie dans l’au-delà.
Les œufs donc ont toujours eu un statut unique dans les mythes et le folklore. L’œuf est évidemment associé à la période de Pâques, résurrection et avènement du printemps. La consommation des œufs, comme celle des laitages et de la viande, était interdite par l’Église pendant la période du Carême. Mais les poules continuent de pondre et les œufs étaient conservés jusqu’à la fin du jeûne. Ainsi, le dimanche de Pâques, les œufs abondaient sur les tables. Certaines recettes ont été créées pour l’occasion et sont devenues typiquement pascales, comme les pâtés garnis d’œufs du Berry, la fouesse bretonne (une pâtisserie en forme d’étoile) ou encore l’alise vendéenne (une galette briochée). Manger des œufs à Pâques symbolise donc la fin des privations. Mais les œufs de Pâques les plus célèbres sont probablement ceux du joaillier russe Carl Fabergé. Il offre le premier au tsar Nicolas II en 1885. Près de cinquante œufs ont été créés par Fabergé entre cette date et la révolution de 1917. Ils atteignent aujourd’hui des sommes exorbitantes lors de ventes aux enchères.
L’œuf est aussi transformé en matériau par les peintres qui, dès l’époque byzantine, utilisent le jaune pour lier les pigments. Des peintres de la Renaissance, notamment Léonard de Vinci et Sandro Botticelli, ajoutaient du jaune d’œuf à leur peinture parce que les protéines qu’il contient permettaient de combattre l’humidité, le jaunissement et le plissement de la surface. Plus qu’un matériau, l’œuf est aussi une source d’inspiration. Ils sont partout dans l’œuvre de Salvador Dali : Sur le plat (sans le plat), dans l’architecture de son musée à Figueras et de sa maison à Cadaquès, à la place de la tête de Narcisse, ou dans l’Enfant géopolitique observant la naissance de l’homme nouveau. On trouve des œufs (et des poules) chez les peintres flamands ou espagnols du 16e siècle aussi bien que chez les romantiques français, dans des natures mortes ou chez les surréalistes. Ainsi, Le domaine d’Arnheim de René Magritte figure un nid rempli gardé par un aigle de roche. En 1965, Cabinet blanc et table blanche de Marcel Broodthaers est une accumulation de coquilles d’œufs sur une table et une armoire, pleine comme un œuf en quelque sorte. Plus contemporain, le Suisse Urs Fischer couvre le portrait d’un homme par un œuf dur, comme Magritte d’une pomme, ou Sarah Lucas se met en scène, portant deux œufs au plat en guise de soutien-gorge.