Il n’y a pas que les ours polaires et les abeilles qui sont en voie de disparition. Le progrès a aussi rendu obsolètes les vidéoclubs, les cabines téléphoniques ou les agences matrimoniales. Dans les prochaines années, il est probable que l’avènement de l’intelligence artificielle sonne le glas d’autres métiers, dont l’avenir est compromis. En contrepartie, de façon parfois assez imprévue, apparaissent de nouveaux métiers, si l’on peut qualifier ainsi ce qui relève par certains aspects d’un mécanisme d’exploitation digne d’un scénario de Ken Loach ou des frères Dardenne. C’est ainsi qu’après Wedely, Foostix, Goosty ou Takeaway, le finlandais Wolt a dernièrement déployé ses bannières bleues dans la capitale. On peut se demander si l’on ne risque pas une indigestion avec une telle profusion de plateformes de livraison dans un espace aussi réduit que le Grand-Duché.
Le terreau propice à l’éclosion des services de livraison de repas a été formé par la combinaison des trois éléments : vélos en libre-service + part significative de population jeune et aisée ayant adopté des modes de vie aussi urbains et connectés qu’éloignés de leur famille + émergence d’une autre catégorie de personnes tout aussi jeunes, urbaines, connectées et éloignées de leurs familles mais qui souffrent de formes aggravées de précarité. Pour les premiers, le téléphone dans la main pour choisir le programme de la soirée canapé permet d’accomplir ce vieux rêve de l’humanité : disposer d’une télécommande à pizza (fonctionne aussi avec les sushis ou les hamburgers). Pour les seconds, la perspective d’une rémunération le soir et le week-end, qu’il est donc possible de cumuler avec d’autres petits jobs, voire de sous-traiter à des coursiers sans-papier contre prélèvement d’une quote-part, suffit à faire oublier des conditions de travail parfois ingrates. L’évaluation du livreur par le livré apporte une touche finale au tableau d’une relation circulaire entre celui qui rend service contre une rémunération, et celui qui le paie sans le connaître, le tout basé sur une relation de confiance établie par une application informatique qui assure le bon fonctionnement du système et la mise en relation des parties prenantes contre rémunération : livreur, restaurateur, consommateur.
Vu du côté du livreur, l’image du pauvre type qui pédale sous la pluie, chargé d’un énorme sac isotherme contenant des repas qu’il préférerait manger mais que sa condition le réduit à livrer pour quelques euros évoque plutôt l’idée d’une forme modernisée d’esclavage que l’image idéale d’un modèle d’auto-entreprenariat où chacun peut trouver un parfait équilibre entre vie privée et vie professionnelle grâce à une formule de travail combinant liberté, sens de l’initiative et pratique régulière d’une activité physique...
Vu du côté du restaurateur, la perspective de toucher une nouvelle clientèle, sous réserve qu’elle ose s’aventurer en dehors des classiques grandes chaînes de restauration, est rendue moins attrayante par le fait de perdre le contact avec ses clients, la nécessité de produire vite et sans réservation préalable, ainsi que par l’impossibilité de facturer bouteilles d’eau ou de vin, café ou digestif.
Vu du côté du consommateur, c’est là que se situe la principale énigme. Plusieurs années après la fin du confinement, le nombre de réfractaire aux sorties au restaurant interroge. En dehors de la saison des repas de fin d’année, où nous craignons tous de nous retrouver voisins d’une tablée regroupant cinquante collègues qui ont enfilé leurs pulls moches de Noël et dont les cinquante escalopes viennoises relègueront votre commande aux calendes grecques, qu’est-ce qui peut vous pousser à préférer manger devant la télé plutôt qu’au restaurant ? Outre la météo locale, qui peut effectivement pousser à ne pas mettre le nez dehors, une autre piste pourrait également être celle de la crise sanitaire. Le développement du télétravail n’a pas seulement transformé nos domiciles en bureau, mais aussi en cantine. Se faire livrer est un moyen assez certain de vite manger, pas très chaud, des plats à la cuisson aussi douteuse que la présentation. La mission est donc accomplie.