Une question posée en chemin pour Bayreuth, pour le première fois : serai-je bien placé cette année pour rendre compte d’une Tétralogie que son metteur en scène veut rendre pareille aux séries américaines. Les noms de Netflix ou Amazon ont été avancés, pour la bonne vieille saga Wotan, histoire de famille, certes, de clan, proche des Wagner eux-mêmes. Et des collègues critiques de rivaliser entre eux avec des références à l’entertainment télévisuel, moi restant sur la touche, n’ayant rien vu, pis, y étant allergique. Et passionnément attaché aux grands récits, qui ont pour dessein d’embrasser le monde entier, d’en tracer la destinée et fouiller le sens. Ah !, cela bruit fort au fond du Rhin, de longs arpèges de mi bémol majeur, pour des origines qui vont conduire bien loin, au crépuscule, pas moins, à la catastrophe finale et (peut-être) cathartique.
1. Pas de vision pareille. Les eaux, dans la version de Valentin Schwarz et son équipe, se réduisent au liquide amniotique dans une vidéo initiale, avant que les filles du Rhin et Alberich ne rappliquent. Pour le moment, deux fœtus et leur cordon ombilical se débattent, on est de suite dans le vif des luttes, l’un écrase l’œil de l’autre, qui en revanche lui tape dans une partie fragile de l’anatomie masculine : Wotan et Alberich, à n’en pas douter. Seulement, voilà qui rétrécit encore le propos, les caractères brossés dès l’abord, les jumeaux ne se feront pas de cadeaux. D’autres se conduiront mieux, et dans la vidéo finale, deux autres fœtus seront plus ou moins enlacés.
C’est un peu dans la tradition de Bayreuth, après un Ring plus politique, on regarde ailleurs. Le philosophe à qui les choses se ramèneraient ici serait Hobbes, « homo homini lupus », alors qu’un peu de rousseauisme peut faire du bien chez Wagner, et c’est bien connu que le compositeur dans sa jeunesse aimait à regarder la du côté des Bakounine, Proudhon et Stirner. Siegfried, le révolté, l’anarchiste, la généalogie sur la colline verte cet été dit autre chose.
2. Wotan et Alberich sont d’accord, le pouvoir est à celui qui sait se faire servir par sa descendance, qui sait l’instrumentaliser. D’où l’élargissement que Valentin Schwarz fait subir au clan, dès le départ, avec Alberich qui ravit un petit garçon, il l’aura toujours à l’œil. Et Wotan n’est pas en reste, c’est lui, il faut bien l’admettre vu son comportement, qui a engrossé Sieglinde, un inceste contre un autre, mais on perd les moments de fervents ébats amoureux entre frère et sœur. Par contre, Fricka à encore plus raison d’en vouloir à son mari.
L’or, c’est la descendance ; l’idée vaut son coup, seulement, à trop vouloir pousser sur la famille, le risque est de perdre le reste de vue. À quoi peut rimer de faire de Grane, le cheval de Brünnhilde, son compagnon (jusqu’à quel point, on ne sait), le texte, à le prendre à la lettre, ne s’oppose pas au trio étendu ensemble au moment des dernières paroles de l’héroïne. Seulement, elle n’a plus que la tête de Grane, massacré sauvagement par les Gibichungen (c’est juste une hypothèse, en vengeance de la mort de Mime, l’oncle du jeune Hagen).
Ainsi, Valentin Schwarz se plaît à ouvrir des voies multiples et variées, sans que nous sachions où elles mènent vraiment. Elles s’entrecroisent, sont abandonnées, aboutissent à des impasses. J’aime la présence simultanée de Siegfried et du jeune Hagen justement (introduit par Schwarz) au moment de la mort de Fasolt, les deux semblent même sympathiser (plus que rivaliser), cependant, à la monté du rocher où l’un doit réveiller Brünnhilde, que Grane défend un peu, à coups de sabot il ferait mieux, l’autre n’a qu’à s’en aller et quitte par le fond comme s’il avait compris de lui-même. Cela fonctionne mieux avec l’appui du texte, Alberich venant ragaillardir Hagen dans le Crépuscule, deux générations justement en face l’une de l’autre, Schwarz le fait dans une séance d’entraînement de boxe.
Cela ne manque pas se surprises. Deuxième acte de la Walkyrie: on nous invente de belles funérailles mafieuses, c’est Freya qui est morte, elle s’est suicidée, nous avions deviné dans l’Or du Rhin qu’elle penchait un peu pour Fasolt, l’un des géants qui l’avaient quand même prise en otage, cela s’appelle le syndrome de Stockholm. Que Brünnhilde et Siegfried aient une petite fille , véritable Liebespfand, elle figure l’anneau, pourquoi pas, et le héros l’emmène à la pêche, pas de chasse pour une fois, et il ne lui reste plus qu’à s’évanouir après. Est-ce le propre des séries, une foulée de trouvailles qui pas toutes ne font avancer beaucoup?
3. Parallèlement à l’abondante constellation de personnages, dans une même disposition d’esprit, Valentin Schwarz, agit avec les accessoires, éliminant d’abord ceux habituellement associés aux événements. Ni anneau ni épée, pour l’épreuve de vérité de Siegfried. Les choses empirent lorsque Fafner est pourtant muni d’un poing américain, ou quand un fleuret est soudain retiré d’une béquille apportée par Wotan, bien sûr. Par contre, que de revolvers, de pistolets, tel celui caché sous la maquette de Walhall, pyramide à la Pei (à chacun ses références), véritable leitmotiv trimballé d’un bout à l’autre. Et les pièces de Brünnhilde et de Siegfried, les mêmes reprises de l’enfance de Siegmund et de Sieglinde, débordent d’objets, tels des trophées, rencontrés au long des épisodes, comme l’écharpe de Fafner, le chapeau de Wotan, ou la couverture dont Brünnhilde avait protégé un Siegfried né avant terme.
4. Les lecteurs qui ont suivi le jour même de la première le Crépuscule sur 3SAT (disponible en Mediathek jusqu’au 14 septembre prochain) ou sur BR-Klassik (jusqu’au 31 décembre), se souviendront longtemps d’un ouragan de désapprobation, non, de protestation la plus véhémente à l’apparition devant le rideau de l’équipe de Valentin Schwarz. À les prendre en pitié, tellement leur entreprise avait souffert des circonstances qu’on connaît, deux ans de renvoi, toutes sortes de remplacements à commencer par le chef. Certes, cette Tétralogie est loin d’être aboutie, n’en est qu’à sa première année. Toutefois, ça coince à tant d’endroits qu’il sera difficile à la Werkstatt Bayreuth de savoir et de décider par quel bout commence une révision très sérieuse. À partir d’un concept qui n’a pas (encore) convaincu, à délester en tout cas de tant de scories.
Le chef d’orchestre Cornelius Meister n’a guère été mieux loti, et cela s’est poursuivi après le deuxième cycle, bien qu’il eût poussé les musiciens à plus de forces et de densité, du moins l’impression dans la marche funèbre par exemple, où la scène ne s’avère pas à la hauteur de l’événement, il est vrai aussi sue l’écoute dans l’acoustique du Festspielhaus change les choses du tout au tout.
5. Il reste le côté chanteurs, où l’on retiendra peut-être en premier un défaut de plus en plus généralisé : un texte quasiment incompréhensible. On dira que le public bayreuthien est censé le connaître, chose indispensable dans des mises en scène qui s’en éloignent, voire le contredisent. Ainsi dans la scène où l’on ne peut faire mieux pour l’ouïe, premier acte de la Walküre, avec le puissant Klaus Florian Vogt, la limpide Lise Davidsen, auxquels se joint Georg Zeppenfeld, Hunding dont la voix et son articulation suffisent à donner de l’effroi. Un autre couple a enthousiasmé de même, Daniela Köhler (bien que cette Brünnhilde semble comme les autres Walküren une adepte farouche de salon de beauté) et Andreas Schager, privés eux aussi d’une rencontre plus fervente.
Tomas Konieczny s’est parfaitement imposé en Wotan, plus encore en Wanderer, et son antagoniste Alberich a fait preuve avec Olafur Sigurdarson de la présence maléfique nécessaire. En Hagen, son fils adoptif si l’on veut, Albert Dohmen à montré des facettes allant de là détermination à des moments de la lassitude de toute cette rivalité et course au pouvoir. À part sa rencontre avec Alberich, on le retiendra en face de ses hommes, avec l’enfant qu’on identifiera comme la fille de Brünnhilde et de Siegfried, anneau et Liebespfand donc, moment où la mise en scène renie son réalisme et atteint à une dimension mythique.
Enfin, que dire d’Irène Theorin, une Brünnhilde pour la longue distance, avec des stridences, du vibrato dans l’air. Plus d’éloges, au contraire, pour Christian Mayer, et la visite de la dernière chance de Waltraute est comme toujours pleine d’émotion, elles été non moins une excellente Fricka; pour Okka von der Damerau, on ne se lassera pas d’écoute les avertissements d’Erda. Et la conclusion reviendra à la famille folle, farfelue, des Gibichungen, à Elisabeth Teige (Gutrune) ainsi que Michaël Kupfer-Radetzky (Gunter), très convaincants dans la composition de leur rôle. De plain-pied, je présume, avec le parti pris d’entertainment de Valentin Schwarz.