Pour le concert qu’il a donné le 1er juin, à la tête du Chamber Orchestra of Europe, Sir Simon Rattle a non seulement eu la main heureuse, mais vu les choses en grand, en se lançant crânement à l’assaut des deux monstres symphoniques à valeur testamentaire que sont les Métamorphoses et Le Chant de la Terre. Belle proposition classique, en effet, que celle qui consiste à concocter une confrontation stimulante entre la musique du Bavarois Richard Strauss et celle de son contemporain autrichien Gustav Mahler. On sait, par ailleurs, que la musique est souvent une affaire de famille, et le concert dont nous nous faisons l’écho en offre une belle illustration, dans la mesure où le chef Simon et la mezzo Magdalena sont mariés à la ville.
Créées en 1946 et nées des affres de la guerre, sur les décombres d’une Europe exsangue et sur les ruines d’une civilisation ébranlée par deux cataclysmes sans précédent (Auschwitz et Hiroshima), l’Étude pour 23 cordes solistes que sont les Métamorphoses sonnent non seulement comme une œuvre du désespoir individuel le plus noir et de l’absolu repliement sur soi, mais encore, plus généralement, comme un thrène, un requiem laïc de nos illusions de fraternité, un chant d’adieu à nos convictions humanistes. C’est aussi une œuvre pacifiée d’un octogénaire, qui, bien qu’affaibli, a su garder intacte sa jeunesse d’esprit et son audace d’inspiration, une page d’une volupté automnale poignante, magnifique de sérénité intérieure, et surtout déchirante de beauté, d’une beauté qui étreint jusqu’aux larmes.
Grâce à un éblouissant travail du son et à la plasticité des cordes dont les envolées lyriques ont fait la gloire de l’auteur du Rosenkavalier, Rattle retrouve toute la vie souterraine de cette « musique des sphères » qui semble « venue directement d’En-Haut », selon le commentaire que Strauss lui-même, pourtant agnostique et n’ayant jamais composé la moindre page religieuse, portait sur les chefs-d’œuvre du divin Mozart. Quelle puissance immédiate et sombre, qui n’exclut cependant pas l’intériorité étreignante et le questionnement métaphysique, dût-il rester sans réponse. Quelle intelligence de la musique straussienne qui, en porte-à-faux entre songe et mensonge, s’accorde si bien avec une époque désenchantée.
Couplage on ne peut plus signifiant que celui qui associe cette partition hors norme avec une autre, tout aussi hors norme, de Mahler. Fusion idéale du lied et de la grande forme instrumentale, la Symphonie pour orchestre, alto et ténor qu’est Le Chant de la Terre est sans doute l’œuvre la plus secrète du compositeur autrichien. Et la plus déconcertante, en ce qu’elle abolit la frontière entre les styles et les genres, en mêlant sans vergogne les harmonies les plus délicates et la musique militaire, le sérieux et l’ironie, le sublime et le grotesque, le pur et l’impur, le cosmos et le chaos, le trivial et l’original. Avec toujours cette volonté d’« embrasser le monde » dans toutes ses dimensions. Dans toutes ses contradictions aussi. S’agit-il, en effet, d’une symphonie avec voix en six mouvements ou d’un cycle de six lieder (inspirés en partie par un recueil de poésies chinoises) et dont le dernier, Der Abschied, vision panthéiste du monde et de la mort, moment sublime de musique et d’espoir, où une foi paisible rejoint la douleur du départ, dure à lui seul presque autant que les cinq autres réunis ?
Coutumier de l’œuvre de Mahler et n’éprouvant aucune peine à percer les arcanes de cette musique unique, c’est de manière magistrale que Simon Rattle conduit la formation chambriste européenne : de l’extrême véhémence du premier mouvement, tendu comme un arc, où la voix de stentor du ténor Andrew Staples parvient à tenir la dragée haute à la toute-puissance orchestrale, jusqu’à la dissolution ultime, à la faveur d’un finale idéal où l’on est émerveillé par la beauté stupéfiante, mais toujours asservie à la plus haute spiritualité, du COE, avec des pupitres qui assurent un dialogue au même niveau d’élégance, de lisibilité et d’inspiration confondantes que la voix de la mezzo Magdalena Kozena, laquelle ouvre l’espace vers un sentiment d’extase, qui prend à la gorge et que nous partageons sans nous faire prier. Et de penser irrésistiblement à ce que Webern écrivait à Berg après la création de l’œuvre à Munich : « C’est incroyablement beau. C’est ineffable ».