Après lui avoir fait subir pendant une éternité un traitement indigne, le pays peut enfin compter sur un musée de la Résistance et des Droits humains qui lui fait honneur. Il était temps.

Bastion de résistance

L’entrée du musée dégagé  de ses anciennes vitrines
Foto: MNRDH
d'Lëtzebuerger Land vom 15.03.2024

Parler de soi est toujours dangereux. Alors quand un pays tout entier souhaite se représenter au sein d’une institution, même s’il ne narre qu’un segment finalement très bref de son histoire, il prend des risques. On peut espérer que ceux-ci soient plus ou moins maîtrisés, mais ce n’est pas nécessairement le cas.

Il aura fallu près de 68 ans au Musée national de la Résistance pour devenir un objet vraiment rationnel, porté par la science historique plus que par les émotions. Il fait figure d’un cas d’école illustrant ce que la construction d’un récit national peut produire de plus trouble. Si on osait, on dirait de pervers.

À la Libération, la mémoire est devenue un enjeu infiniment politique et les bâtisseurs de cette histoire n’étaient pas toujours animés des meilleures intentions. Tous les résistants n’ont pas été les héros magnifiques qu’ils prétendaient être. Nombre d’entre eux portaient des projets de société franchement nauséabonds, parfois antisémites, xénophobes et totalitaires. Il a fallu plusieurs décennies pour que la persécution et l’extermination des juifs soient fidèlement documentées, ceci expliquant sans doute cela. Quant aux enrôlés de force, ont-ils seulement essayé d’éviter d’être du mauvais côté, vitupéraient les paladins, bien qu’une loi de 1967 leur ait donné le rang de victimes du nazisme ?

Il n’est pas question de répondre ici à ces questions, d’autres l’ont déjà très bien fait, simplement de remettre en contexte cette après-guerre dans laquelle le musée de la Résistance a été conçu. Les non-dits, les inimitiés, les rancœurs et les coups bas entre les différentes catégories de victimes ont atteint des paroxysmes qui n’en finissent pas de surprendre aujourd’hui. L’affaire des Stolpersteine posées en 2021 à Junglinster prouve d’ailleurs que tout n’est pas réglé. Mêler le souvenir de victimes juives et d’enrôlés de force, quelles que soient les intentions initiales, reste la garantie d’interminables polémiques.

Ce contexte épidermique allié aux interminables bisbilles entre une mairie eschoise socialiste et les ministres de la Culture CSV, ainsi que de banales antipathies personnelles ont fini par placer le musée de la Résistance dans le coma pendant des décennies : Entre l’inauguration d’une nouvelle exposition par Robert Krieps et le Grand-Duc Jean en 1987 et la nomination du nouveau directeur Frank Schroeder en 2008, il ne s’y est pour ainsi dire rien passé.

Les mêmes questions

L’ancien professeur d’art du Lycée de Garçons d’Esch, arrivé là un peu par hasard, a donné un nouveau dynamisme à cette institution devenue léthargique. En attendant de réunir les fonds nécessaires au renouveau du musée, il a multiplié les expositions temporaires qui tournent dans et en dehors du pays jusqu’à ce qu’enfin, le soutien de l’Œuvre nationale de secours Grande-Duchesse Charlotte validé en 2015 permette de relancer l’établissement.

Les anciennes vitrines étant absolument caduques, un comité scientifique est monté en 2016 pour produire la matière à exposer. La nouvelle génération d’historiens dépassionnés pour ne pas avoir vécu la Guerre livre une vue bien plus objective, vierge des esprits partisans qui prévalaient jusqu’ici. Les travaux qu’ils mènent sont compilés dans une somme, Le Luxembourg et le Troisième Reich (Op der Lay, 2021), qui fournit la base scientifique de l’exposition permanente. L’ouvrage est d’ailleurs bien plus digeste que l’épaisseur du volume pourrait le faire penser.

Restait à donner une âme au musée. « Il n’existe pas de vraie définition de la résistance, alors nous avons écrit la nôtre : elle est une action individuelle ou collective contre un danger ou une menace face à une injustice réelle ou ressentie, avance Frank Schroeder. La définition est volontairement neutre, sans notion de bien ou de mal. C’est pourquoi nous avons accolé le terme de ‘droits humains’ à la résistance. Après tout, des extrémistes de droite qui prennent les armes arguent aussi d’une sorte de résistance. »

Le visiteur est confronté d’entrée à ce paradigme, qui l’invite à se demander ce qu’il aurait fait à l’époque. « Les dictatures fonctionnent aujourd’hui comme il y a 80 ans, souligne Frank Schroeder, la police secrète d’Assad n’est pas très différente de la Gestapo. Ses geôles non plus. Seuls les moyens techniques ont changé. Les questions de ceux qui vivent ces situations sont les mêmes : Est-ce que je pars ? Est-ce que je reste ? Est-ce que je résiste ? Est-ce que je collabore ? Ce que nous décrivons dans le musée relève d’une grande universalité. »

Dans le volumineux atrium dépouillé de ses anciennes vitrines, on peut s’arrêter sur des écrans tactiles où sont dévoilées 28 biographies de coupables et de victimes. Elles illustrent que, parfois, le choix d’une destinée tient à peu de choses. « Sans l’avoir vécu, il est impossible de dire ce que l’on aurait fait », souffle le directeur.

On quitte cette salle pour pénétrer dans la nouvelle annexe, sur deux niveaux. La scénographie proposée par Nathalie Jacoby (Njoy) est efficace. Les notices sont claires et concises. Dans l’obscurité, on perçoit les mécanismes mis en place pour opprimer méthodiquement la population dans sa vie quotidienne. À l’étage, on revient sur la frontière entre résistance et collaboration, à l’aide d’exemples concrets. « Nous souhaitons faire passer le message que le chemin que l’on emprunte est toujours une question de choix, mais que les conséquences de sa décision sont affreusement difficiles. On joue non seulement sa santé et sa vie, mais aussi celle de sa famille et de son entourage, relève Frank Schroeder. Il y a des zones grises entre résistance et collaboration. Nous ne jugeons pas ces choix, même si nous défendons bien sûr nos convictions. »

Insaisissable baraque

Le visiteur traverse alors une baraque qui faisait partie du camp de concentration de Hinzert, situé à une trentaine de kilomètres de Trèves. Son histoire aussi floue que rocambolesque illustre parfaitement les difficultés éprouvées par le Luxembourg à assumer son passé. Comment est-elle arrivée au Luxembourg ? Nul ne le sait vraiment. Même pas Elisabeth Hoffmann, historienne du musée, qui a cherché à retracer son périple.

Monté en 1938 pour loger des travailleurs réquisitionnés s’échinant sur les fortifications du Westwall ou l’autoroute de l’Eifel, Hinzert devient l’année suivante un camp de police et un camp spécial SS. Dès 1940, il est régi par l’inspection des camps de concentration. Plus de 10 000 prisonniers politiques luxembourgeois, belges, néerlandais et français y séjournent ou y transitent. Au moins 1 600 Luxembourgeois y ont été enfermés, dont les meneurs des nombreuses grèves de 1942 contre le service militaire obligatoire.

À la Libération, le secteur est placé sous administration française et le camp est démantelé et pillé. Dans un contexte où les destructions se cumulent aux pénuries, les baraques sont vendues pour être réutilisées. En 1950, les Français proposent de donner la baraque de prison à la Ligue luxembourgeoise des prisonniers et déportés politiques (LPPD), qui accepte. L’affaire se fit-elle ? Aucune source fiable ne l’atteste aujourd’hui, mais un rapport du comité central de la LPPD indique qu’en 1953, des éléments d’une baraque de Hinzert entreposés au Verlorenkost depuis deux ans sont vendus. Pourquoi la ligue chargée du devoir de mémoire s’en débarrasse-t-elle ? Personne ne l’explique.

Finalement, la baraque réapparait vers 1980, soit trois décennies plus tard. Un ancien résistant, Jos Back, l’a récupéré pour y installer des ruches, à Hagen. Le bourgmestre de Steinfort d’alors, Jean Asseborn, le ministre de la Culture Robert Krieps (qui a lui-même été emprisonné à Hinzert) œuvrent pour la classer Monument national en 1988, sans qu’elle soit véritablement étudiée.

La voilà théoriquement protégée, sans que l’on sache réellement quoi en faire. En 1993, coup de théâtre, cette baraque pourrait ne pas être celle des prisonniers, mais une annexe du bâtiment administratif occupé par les SS et la Gestapo. Déplacée de Hagen à Steinfort par la volonté de Jean Asselborn qui souhaitait la sauvegarder, elle est toutefois restaurée et montée au lieu-dit Al Schmeltz. Mais elle ne fait plus l’unanimité au sein de la population. Le syndicat d’initiative de la commune est même vent debout contre sa conservation. Après moult atermoiements et contre l’avis du service des Sites et monuments nationaux (SSMN), la baraque est finalement abattue à la tronçonneuse et les éléments stockés dans un dépôt. Elle est transférée en 2008 dans un hall de maintenance du SSMN, au Pfaffenthal, avec l’idée d’être réinstallée dans la future exposition du musée de la Résistance.

« Elle a été sauvée de manière miraculeuse, soutient John Voncken, architecte en chef de l’Institut national pour le patrimoine architectural (l’INPA, nouveau nom du SSMN). Mais il fallait ensuite savoir si elle pouvait encore tenir debout. Heureusement, nous avons retrouvé la logique d’assemblage, malgré les modifications réalisées par ses anciens propriétaires et le fait qu’il manquait des éléments structurels. »

Pour lui, le destin de la baraque est éclairant. « Il reflète la façon dont on a digéré, ou pas, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et ce que l’on veut faire de cet héritage. Est-ce si important que ce soient des prisonniers ou nazis qui l’aient occupé ? Qu’est-ce qui serait pire ? Je ne pourrais pas le dire. La force de ces planches est celle du témoignage, quel qu’il soit. On a détruit le Palace Hôtel de Mondorf parce qu’on y avait incarcéré des nazis dans l’attente de leur procès et que l’on craignait qu’il devienne un lieu de rassemblement pour les nostalgiques du Troisième Reich. J’estime que c’était une erreur. Il faut garder des preuves physiques de cette époque. En les démolissant, on nie l’Histoire. Il existe une maison à Dalheim où des nazis étaient également enfermés, elle est toujours debout. Comme la Villa Pauly ou le palais de l’Arbed. Heureusement que l’on n’a pas détruit Auschwitz non plus. »

Par la fenêtre

La présence de cette baraque dans le musée a un autre mérite. À travers l’une de ses fenêtres, on peut observer un tableau de Foni Tissen représentant Hinzert. Lui aussi y a été enfermé. « Il y a avait un atelier de peinture dans le camp, où les prisonniers peignaient des panneaux de circulation ou des portraits de la hiérarchie nazie contre un peu de pain, détaille Frank Schroeder. Le commandant du camp avait commandé une peinture du site en 1943 et Foni Tissen, sous la coupe d’un gardien, avait pu sortir pour le peindre. Ce tableau est perdu, mais Tissen a gardé un calque et, après sa sortie en 1943, il l’a peint une nouvelle fois en ajoutant plusieurs symboles : un arbre mort, un corbeau, un ciel menaçant et, malgré tout, un rayon de lumière incarnant l’espoir en arrière-plan. »

Cette expression sensible de l’ignominie est finalement la plus touchante. Elle replace les querelles identitaires de l’après-guerre à leur juste valeur. Un brouhaha dont le Grand-Duché n’a évidemment pas l’exclusivité, mais dont le tenace écho n’est pas glorieux.

Frank Schroeder rappelle que ces relents n’ont toujours pas disparu. « Lorsque l’on voit la façon dont des élus stigmatisent les Roms et ordonnent même leur chasse, ça interpelle. Au même titre que les homosexuels, les Témoins de Jéhovah, les gens de couleur, les prostituées ou les Sinté, ils étaient aussi les victimes des nazis, persécutés comme les Juifs. »

L’exposition temporaire qu’il avait créée en 2012 sur le rejet des Roms en Europe mériterait peut-être une suite. La visite du musée, elle, est en tout cas une nécessité.

Erwan Nonet
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