« Un étranger qui arrive du bout du monde et qui débarque dans votre agence immobilière pour acheter un bien au Luxembourg alors qu’il n’a aucun lien aucun avec le pays. Vous voyez le problème ? », interroge Catherine Bourin, responsable de la lutte antiblanchiment au ministère de la Justice. Elle intervient dans le cadre d’un séminaire à la Chambre de commerce organisé mercredi 13 décembre. L’assistance bigarrée, alternativement vêtue d’une chemise à carreaux, d’une veste sport zippée ou d’un costume, ne moufte guère. Catherine Bourin interrompt le silence dans un sourire gêné : « Si vous le voyez, merci ». La juriste, ancienne cadre du lobby des banques (ABBL), a repris les fonctions de Michel Turk en juin. L’ancien parquetier de la Cellule de renseignement financier avait été nommé en 2018 pour préparer l’évaluation du Groupe d’action financière (Gafi), initialement prévue en 2020. Finalement organisée fin 2022, la visite des experts internationaux de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme n’a été organisée qu’à l’automne 2022.
Durant ces deux années, tous les services et secteurs tombant sous la législation antiblanchiment ont « mis la gomme », selon les termes de Catherine Bourin. « Le résultat n’aurait pas été aussi bon si on avait eu deux ans de moins » a confessé la juriste devant 200 personnes pas forcément conscientes des enjeux. Catherine Bourin a insisté sur la cause luxembourgeoise « ardemment défendue » à la plénière de juin 2023 pour « ne pas être rétrogradé ». « Parce que des États accusaient le Luxembourg d’être une plate-forme du blanchiment » et ne voulaient pas apposer leur blanc-seing. Cela s’est joué sur un détail, raconte-t-elle. « Six critères sur onze ont obtenu la note « modéré ». Un de plus et on ne passait pas dans le processus régulier ». C’est-à-dire que le Luxembourg échouait dans la liste grise. « On est sur le fil du rasoir », a-t-elle poursuivi devant son public de béotiens. L’enjeu ? Les convaincre de l’importance du sujet (auquel la présence au Luxembourg des institutions financières internationales ou son AAA sont liés) avant le cinquième cycle d’évaluation dans lequel secteur financier et secteur non-financier seront dissociés. En l’état, le premier obtiendrait « sans doute un vert » et le second « un orange ». Un risque particulier : les professionnels de l’immobilier.
Catherine Bourin souligne que très peu d’agences gèrent correctement les risques et ne déclarent de soupçons à la CRF. La directrice adjointe de la cellule, Anouk Dumont, illustre cette « grande vulnérabilité » avec des exemples. « Le col blanc propose des solutions toutes faites pour blanchir de l’argent », introduit-elle avant de mentionner une affaire : un haut fonctionnaire du Moyen-Orient, un PEP (pour politically exposed person), accusé d’avoir détourné plus de 300 millions d’euros. « Le dossier a commencé par de la presse négative en 2020 », dit-elle. Les magistrats de la CRF y ont vu « un risque de réputation » pour le pays. La CRF y a mobilisé une partie significative de ses équipes, aujourd’hui 44 personnes (bientôt cinquante) pour mener l’enquête, identifier le périmètre luxembourgeois du détournement et être en mesure de satisfaire à la coopération judiciaire internationale. Selon toute vraisemblance, il s’agit du dossier Riad Salamé, directeur de la banque centrale du Liban pendant deux décennies après avoir travaillé chez Merrill Lynch. Cent millions d’euros ont transité via le Luxembourg.
75 millions ont été investis dans l’immobilier. Les détails du rapport de la CRF ont fuité dans la presse libanaise, les Salameh papers. En lisant The National, l’on apprend donc que les comptes ont été ouverts entre 2010 et 2015 dans des banques « qui n’avaient pas trop creusé » via des domiciliataires peu scrupuleux dont l’un opérait à la White House, un centre d’affaires sur la route nationale à Bertrange. L’on y trouve un dentiste qui blanchit les dents et un expert comptable qui blanchit de l’argent de la corruption. « En gros c’était des pots de vin et au bout de vingt ans ça fait 200 millions », résume Anouk Dumont. Ce dossier complexe avec de multiples branches et de nombreuses couches sur plusieurs juridictions a demandé douze à 18 mois de travail. Onze millions d’euros sont encore bloqués sur des comptes bancaires. Un mandat d’arrêt vise Riad Salamé. L’intéressé se dit innocent.