Deux jugements rendus sur accord la semaine dernière exposent les risques liés à la domiciliation de sociétés. Des risques de réputation pour le Luxembourg avant tout, car les opérateurs s’y retrouvent à bon compte. À commencer par le domiciliataire Alain H., inculpé, mais pas condamné, à l’inverse de la société qu’il dirige, Hoche Partners Corporate Services qui doit payer 85 000 euros.
L’affaire au fond est celle d’une arnaque fiscale d’une valeur de 1,7 milliard d’euros. C’est le montant que le Danemark estime avoir perdu (équivalant à 0,5 pour cent de son PIB) via la fraude dite Cum-Ex orchestrée par l’ancien trader britannique Sanjay Shah et son groupe Solo Capital Partners. L’astuce ? Des opérateurs financiers s’échangent des actions autour de la date de versement de dividende, sur lequel est appliqué un prélèvement à la source, puis le groupe Solo demande le remboursement d’un prétendu trop-imposé alors qu’il n’a rien payé.
L’arnaque a été mise en œuvre entre 2012 et 2015. Les autorités danoises ont alors identifié cette « fraude historique » par son ampleur, comme l’a qualifiée la presse danoise dès novembre 2015 (Politiken). La société luxembourgeoise Aesa était dès lors référencée comme la tête du groupe. L’épouse de Sanjay Shah en a été l’administratrice et l’homme d’affaires anglo-indien en est toujours le bénéficiaire unique, constate-t-on au registre de commerce. Dès 2015, les journaux danois ont documenté des transferts de fonds entre de multiples juridictions et jusqu’au Grand-Duché sur les comptes en banques (notamment) d’Aesa et d’un autre véhicule luxembourgeois, Trillium Capital. Une petite banque allemande contrôlée par Sanjay Shah, Varengold, a participé à de gros transferts. Idem dans la presse internationale. Le 4 novembre 2015, le Financial times a fait état de perquisitions de la National Crime Agency à Londres, chez Sanjay Shah et dans ses bureaux.
« Die zahlreichen Ermittlungen gegen Aesa und Trillium Capital sorgten offensichtlich für Nervosität beim Dienstleister Alter Domus, der beide Firmen verwaltete », avait écrit Reporter trois ans après. Le domiciliataire de la Cloche d’or a dénoncé les sièges d’Aesa et de Trillium Capital en février 2016. Ces deux sociétés clés dans l’organigramme de l’arnaqueur au fisc ont trouvé exil en février 2016 chez Hoche Capital Partners, alors avenue de la faïencerie au Limpertsberg. Les montants transférés à ces sociétés sont inconnus. Mais l’administration fiscale danoise cherche à récupérer ses sous. La justice allemande enquête aussi. Ainsi que les autorités luxembourgeoises… ces dernières ont été mobilisées dans le cadre d’une commission rogatoire internationale. La police a relevé en août 2017 de possibles manquements aux obligations professionnelles en matière de lutte contre le blanchiment et de domiciliation des sociétés chez le domiciliataire aujourd’hui basé à Bertrange.
Les enquêteurs ont constaté l’absence de contrat de domiciliation signé avec les deux sociétés. Le dossier « KYC » (know your client) est qualifié de « plutôt sommaire » par les policiers. Le folder Aesa renfermait des documents relatifs à des poursuites visant le bénéficiaire économique, pour blanchiment et fraude fiscale. Notamment un courrier de la Staatsanwaltschaft Hamburg daté du 3 mars 2017 et adressé à la société au sujet de saisies pénales sur ses avoirs. L’enquête a par la suite établi que la compliance officer ne parlait pas allemand et qu’elle n’avait suivi qu’une toute petite formation antiblanchiment, quatre heures le 18 mars 2015, soit après l’accueil du sulfureux client. Le jugement rendu la semaine passée révèle en outre que les sociétés Aesa et Trillium Capital avaient été « apportées » par l’administrateur délégué Alain H., ancien associé d’Alter Domus (qu’il avait rejoint quand sa société Fideos avait été rachetée par ce domiciliataire).
En juillet 2018, alors que le dossier sur les manquements professionnels d’Hoche Capital Partners était bouclé et prêt à partir à l’audience, le parquet a réceptionné un rapport de la Cellule de renseignement financier (CRF) visant Alain H. et des sociétés offshore dont il est le bénéficiaire économique. Le rapport évoquait des « opérations atypiques sur les comptes bancaires de Achadas Worldwide Inc », notamment des « flux financiers avec Hoche dont la justification économique était mise en doute, ainsi que des prélèvements en espèce ». Un abus de biens sociaux n’était pas à exclure selon la CRF et une instruction a été ouverte en ce sens. Des perquisitions ont été menées chez Banque de Luxembourg, CBP Quilvest et Société Générale. Hoche et Alain H. ont été inculpés en avril 2022 pour des infractions aux lois relatives à leurs obligations professionnelles en matière de domiciliation et de lutte contre le blanchiment. Le parquet a en revanche constaté que la juge d’instruction, Martine Kraus, n’avait « pas pu étayer les soupçons d’abus de biens sociaux ».
Alain H. apparaît tout sourire sur une photo corporate publiée par Paperjam en décembre 2022, illustration d’un article relatif à l’acquisition de la société Concilium par Hoche. L’administrateur délégué explique que son groupe emploie une soixantaine de « professionnels » et réalise un chiffre d’affaires de dix millions d’euros. « Nous sommes toujours à la recherche de talents, aussi bien dans les domaines juridiques que comptables, et notamment ceux avec un profil germanophone », explique Alain H. Sur son site internet, Hoche Partners cite le Dalai Lama : « Be ready to change your goals, but never change your values ».
Dans la procédure de plaidé-coupable à la luxembourgeoise, l’entreprise est condamnée. Alain H. en sort indemne. Le parquet explique que ce « point faisait tout simplement partie de l’accord » entre le procureur d’État adjoint Jean-François Boulot et l’avocat Claude Geiben. Pour le parquet, la logique serait la suivante : les infractions en matière d’obligations professionnelles ont été commises dans le cadre de l’activité de la société. Or, un dirigeant, inculpé au début de la procédure, peut faire valoir la dilution de sa responsabilité individuelle du fait de délégation de pouvoirs à un ou plusieurs employés. Il faut alors, pour les enquêteurs, prouver le degré d’implication de chacun. Trop chronophage pour les ressources policières à disposition au Grand-Duché, notamment dans les services d’enquêtes financières, comme l’a relevé le Gafi l’an passé. Alors seule la personne morale doit assumer. Ce qui arrange bien les affaires de Alain H., actionnaire à 41 pour cent de Hoche Partners Corporate Services. Cette dernière s’expose à un retrait d’agrément en cas de récidive (et à des soucis pour ses salariés le cas échéant). Contacté ce jeudi, le président de l’Ordre des experts comptables (OEC), Robert Fischer n’avait pas encore été informé de la condamnation de la société de domiciliation. « Nous allons nous y intéresser de plus près », promet-il face au Land. Hoche Corporate Partners services dispose d’un agrément délivré par le ministère de l’Économie et est, de fait, supervisée par l’OEC (les sociétés de domiciliation opérant en tant que professionnel du secteur financier sont contrôlées par la CSSF).
Puis il y a les avocats, eux supervisés par le Conseil de l’ordre du Barreau. Dans une autre affaire dont le jugement a été rendu jeudi dernier, deux d’entre eux, Alexandre Chateaux et Robert Reicherts, ont été condamnés à, respectivement, 15 000 et 12 500 euros d’amende, pour avoir dérogé à leurs obligations en matière de domiciliation et de lutte contre le blanchiment. Entre 2012 et 2017, leur cabinet avait hébergé les sociétés représentant les intérêts d’un « PEP » (politically exposed person) kazakh accusé de détournement par les autorités de son pays d’origine : Mukhtar Ablyazov. Cet ancien ministre puis opposant de Nursultan Nazarbayev est accusé d’avoir détourné six milliards de dollars de la banque BTA qu’il présidait (entre 2005 et 2009). « One of the biggest and most complex fraud cases in banking history », avait écrit le Financial Times en 2013. L’argent a été dispersé à l’étranger via des sociétés contrôlées par son gendre, Iliyas Khrapunov. Certaines d’entre elles étaient logées au sein du jeune cabinet Châteaux-Reicherts.
L’information judiciaire a été ouverte à l’encontre des deux associés en octobre 2016 consécutivement à à une commission rogatoire et à une déclaration de soupçon de la BCEE après un versement d’honoraire en provenance du Kazakhstan. L’enquête a révélé des informations lacunaires dans les dossiers des sociétés en question (Niel Natural Resources, Porto Heli, Triadou ou encore Igloo). La police relève aussi une « dépendance financière du cabinet » à l’égard de ses clients kazakhs, ce qui déroge au code déontologique des avocats, censés exercer leur métier de façon indépendante. Le forfait d’honoraires s’élevait à 200 000 euros la première année puis 250 000 la suivante. Dans le jugement rendu sur accord, le tribunal correctionnel retient, face « à la gravité des faits » reprochés à Alexandre Chateaux, des circonstances atténuantes tenant « à la relative ancienneté des faits , à l’absence d’antécédents judiciaires, mais surtout aux mesures de remédiation immédiatement entreprises et dûment reconnues par le barreau de Luxembourg ». Robert Reicherts n’y est plus inscrit.