Le 22 mai, l’écrivaine britannique d’origine allemande Judith Kerr est décédée à l’âge de 95 ans. Au Luxembourg aussi Kerr était loin d’être une inconnue, puisque des générations d’écoliers et lycéens ont lu le roman When Hitler Stole Pink Rabbit (1971) dans sa traduction allemande Als Hitler das rosa Kaninchen stahl, le premier volume de sa trilogie autobiographique. En Allemagne, cette traduction obtint le Deutscher Jugendliteraturpreis en 1974, à une époque où en République fédérale commençait une difficile confrontation avec le passé nazi et la shoah.
Le roman est basé sur la fuite de la famille de Kerr d’Allemagne où les nazis s’apprêtent à prendre le pouvoir. Le père de la petite Anna, l’alter ego de Judith, est sur une liste noire puisqu’il est un critique notoire des nationaux-socialistes, juif de surcroît. Au moment du départ pour l’exil en Suisse, la petite fille se doit de choisir entre deux peluches, son lapin rose de toujours et un petit chien reçu récemment. Elle choisira le nouveau jouet et le lapin rose sera confisqué avec tous les biens de la famille après la prise de pouvoir par les nazis.
Toutefois les medias en Grande Bretagne ont surtout évoqué les livres pour enfants que Judith Kerr écrivit et illustra, à commencer par Le tigre qui s’invita pour le thé (The Tiger Who Came to Tea), publié en 1968 et devenu depuis un classique de la littérature enfantine en Grande Bretagne. Certains critiques ont interprété ce livre comme une allégorie représentant le danger qui menaçait la famille de Judith en Allemagne nazie, même si le tigre qui rend visite à Sophie et à sa mère à l’heure du thé est plutôt sympathique. La série de Mog the cat, moins connu en dehors du monde anglophone, voit aussi l’apparition occasionnelle de sinistres créatures tels que des oiseaux dentés dans Mog in the Dark (1983, non traduit en français), peut-être un rappel que les enfants ne sont jamais vraiment à l’abri des dangers du monde des adultes.
Pourtant l’auteure a toujours rejeté ces interprétations, refusant sans doute de réduire son œuvre aux traumatismes de son enfance : « J’essaie de comprendre si je suis traumatisée. (…) Non, je suis surtout très reconnaissante pour ce que j’ai eu. (…) Voyez-vous, que pourrais-je vouloir de plus ? J’ai un travail que j’aime, un mariage heureux, des enfants, dans un pays en paix depuis 70 ans », expliquait-elle au quotidien The Independent à la sortie de son livre The Crocodile Under the Bed (non-traduit en français) en 2014.
Toutefois le Royaume-Uni est aujourd’hui plus déchiré que jamais et l’on ne peut s’empêcher de penser que les tigres souriants, les oiseaux dentés et autres crocodiles cachés qui désormais dictent l’ordre du jour en Grande Bretagne sont en train de préparer le terrain pour les voleurs de lapins roses. La xénophobie qui a marqué la campagne des Nigel Farage, Boris Johnson et consorts pour le Brexit en 2016 ainsi que les politiques de Theresa May en tant que ministre de l’Intérieur et de Premier ministre ont créé une atmosphère délétère où la haine de l’autre – du juif, du musulman, de l’étranger et du réfugié – est articulée ouvertement, dans une violence constante faite à la bienséance et au pragmatisme qui pourtant étaient longtemps caractéristiques du monde politique britannique.
Ce n’est pas le fait du hasard que la Commission pour l’égalité et les droits humains (Equality and Human Rights Commission) vient d’ouvrir une enquête contre le Parti travailliste pour déterminer si les nombreux cas d’antisémitisme avérés au sein du parti signifient que les membres juifs du parti sont discriminés et harcelés. Il s’agit là d’un développement bien plus grave que la performance désastreuse du parti aux élections européennes. Le dernier parti à avoir subi une telle enquête avait été le parti d’extrême droite British National Party en 2010, parce que sa constitution interdisait aux personnes noires et issues d’autres minorités ethniques et religieuses de devenir membres du parti.
La situation n’est guère meilleure au sein du Parti conservateur. Le Muslim Council of Britain, l’une des principales organisations musulmanes de Grande Bretagne qui, d’après son site internet, chapeauterait plus de 500 mosquées, écoles, institutions et associations, vient de déposer une plainte auprès du EHRC pour qu’il ouvre une enquête sur l’islamophobie au sein du parti Tory.
Certes « islamophobie » est un terme malheureux. La critique de l’islam, comme celle de toute autre religion et idéologie, est légitime et nécessaire. C’est la discrimination et le harcèlement envers des personnes d’origine musulmane, parce qu’elles sont musulmanes, qui doivent être combattus. Toutefois la critique de l’islam, dénoncé comme étranger, irrationnel et fanatique, n’est pas rappeler celle du judaïsme au XIXe siècle. Il serait fort naïf de ne pas voir que cette critique continue pave le terrain pour la discrimination des personnes professant cette foi ou partageant cet héritage. Nombreux sont les membres d’origine musulmane du Parti conservateur, à l’image de Sayeeda Warsi, qui occupa plusieurs postes ministériels dans les gouvernements de David Cameron, qui expriment leur inquiétude. Dans un commentaire publié dans le Guardian en juillet 2018, elle écrivait que : « Il devrait y avoir une enquête détaillée, étendue et transparente sur l’islamophobie au sein du parti. Les résultats devraient être publiés, les coupables devraient être dénoncés publiquement et exclus du parti. Le processus devrait être cathartique et permettre aux victimes de témoigner et de raconter leur histoire. »
Bien entendu, l’antisémitisme de gauche et l’islamophobie de droite ne sont pas de nouveaux phénomènes en Grande Bretagne, ni ailleurs en Europe. Et même s’il ne faut pas sous-estimer la responsabilité du leadership de ces partis concernant ces problèmes, la « détabouisation » des propos xénophobes, racistes et antisémites depuis le référendum sur la sortie de l’Union européenne est frappante. En fait, cela n’est pas étonnant. Les avocats du Brexit sont fondamentalement opposés à des idées fondatrices de l’Europe – celle de l’interdépendance des États et de l’internationalisme. Or les minorités religieuses, tout comme les réfugiés, représentent justement un pluralisme culturel qui menace les conceptions simplistes de l’État nation. Que le Parti travailliste de Jeremy Corbin soit ici au côté des Conservateurs et de Nigel Farage est une tragédie, dont de plus de plus de militants socialistes sont aujourd’hui conscients.
Nul doute qu’il serait bon qu’en Grande Bretagne aussi l’on relise Quand Hitler s’empara du lapin rose, mais non pas comme un livre traitant d’évènements passés dans un pays lointain – l’Allemagne des années 1930 –, mais comme un ouvrage évoquant les dangers qui nous menacent. Judith Kerr a encore beaucoup de choses à nous enseigner.