The Brits Ce mercredi après-midi, peu avant 14 heures. L’Institut national des langues au Limpertsberg ressemble à une ruche, autant de candidats à l’apprentissage des langues affluent pour les cours de l’après-midi. Mark Russell, la cinquantaine bien entamée, est l’un d’eux. Ce professionnel du cinéma et deejay s’apprête à assister à sa douzième heure de cours de luxembourgeois pour préparer sa naturalisation. « Cela fait vingt ans que je vis ici et je m’y sens bien », raconte-t-il. Lui, le Londonien d’origine, et son épouse d’origine parisienne apprécient le côté humain du pays. Comme les quelque 6 000 citoyens britanniques vivant au Luxembourg, comme les trois millions et demi d’Anglais qui vivent hors de l’île et n’ont pas pu participer au référendum de 2016 sur le Brexit, il observe avec un mélange d’inquiétude et de perplexité le rejet du projet européen par ses compatriotes et la gestion désatreuse de la crise par le gouvernement. Comme sa vie est désormais ici, il a décidé de sauter le pas et de prendre la double nationalité. « J’aurai un passeport britannique pour entrer en Angleterre et un passeport luxembourgeois pour revenir sur le continent », s’amuse-t-il. Rien qu’en 2018, 435 citoyens britanniques ont pris la nationalité luxembourgeoise, confirme le ministère.
Les collègues de Mark arrivent pour le cours. Il y a encore cinq ou six Britanniques dans le même cas que lui, tous âges et toutes professions confondus, qui ne savent strictement rien sur ce dont demain sera fait : pourront-ils rentrer voir la famille et sous quelles conditions ? Quelles implications le Brexit aura-t-il sur leur avenir professionnel ? Eux et leurs enfants ayant grandi au Luxembourg seront-ils vraiment considérés comme des ressortissants de pays tiers sur le marché du travail, avec tout ce que cela aura comme conséquences administratives, comme de devoir demander une autorisation de travail et d’avoir un désavantage à l’emploi, les citoyens nationaux et intra-UE étant prioritaires ? Avoir la double nationalité leur permettra au moins de défendre leurs droits dans l’immédiat.
Deadlock and confusion Pendant ce temps-là, à Londres, le Parlement s’apprête à trouver une réponse à la désorientation totale quant à la forme que prendra le Brexit. Bien que la Première ministre Theresa May ait lié son sort personnel à l’acceptation du contrat de sortie qu’elle a négocié avec l’Union européenne, les huit propositions soumises au vote mercredi soir furent toutes rejetées par les députés. En clair – et s’il n’y a pas de vote positif ce vendredi – cela voudrait dire que le Brexit dur, qui devait avoir lieu aujourd’hui, se ferait le 12 avril. Les 27 cherchent à anticiper cette éventualité, adoptant des mesures d’urgence pour assurer les droits des citoyens et parer aux conséquences de cette sortie dure pour les économies nationales. La Chambre des députés luxembourgeoise a adopté cette semaine cinq lois spéciales dans ce sens. Ainsi, il a été décidé à l’unanimité que les 45 enseignants britanniques pourront rester en poste auprès de l’Éducation nationale après un Brexit dur ou que les Britanniques pourront garder le Revis ou les aides sociales pour personnes gravement handicapées. Le ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration a donné pour instruction aux administrations d’être aussi accueillantes et flexibles que possible avec les Britanniques qui vivent au Luxembourg et qui n’auraient pas encore réuni tous les papiers nécessaires au moment de cette sortie non-négociée. Jean Asselborn (LSAP) écrira une lettre à tous les résidents britanniques la semaine prochaine. Une phase de transition d’un an, jusqu’au 30 mars 2020, a été mise en place, et l’équipe de la cellule en charge au ministère renforcée. « Désormais, le Brexit est comme un sparadrap : on sait que ça fera mal s’il faut l’enlever, alors autant en finir vite et avec un coup sec, pour que ce soit terminé », glissa lundi une responsable européenne lors d’un briefing informel pour les journalistes à Bruxelles. La Commission tente de rassurer et de réagir avec des checklists, hotlines et sites web à la grande désorientation ambiante.
Les voyageurs, qu’ils soient touristes ou d’affaires, pourront continuer à entrer sur le territoire britannique avec leur carte d’identité nationale jusqu’au
31 décembre 2020. Après cette date, un passeport suffira ; le gouvernement britannique a annoncé que les citoyens européens n’auront pas besoin de visa pour les voyages de moins de trois mois. Comme l’Angleterre n’a jamais été membre de l’espace Schengen, il y a de fortes chances que les passages en douane ne deviennent pas beaucoup plus longs pour les personnes, contrairement aux biens (dédouanements, sécurité sanitaire…) Luxair rallie Londres-City avec jusqu’à sept vols par jour. « En fait, nous ne savons rien de ce qui nous attend vraiment, parce que ça tourne tous les jours », explique Martin Isler, executive vice-president airline chez Luxair, joint par le Land. « Mais nous sommes préparés à tous les cas de figure ». Ainsi, Luxair a demandé et obtenu des licences d’atterrissage pour vols en provenance de pays tiers à Londres – et qui ne sont valables que pour cette liaison directe. En outre, elle a fait approuver les licences professionnelles de ses pilotes et les contrôles techniques de ses machines et de leur équipement. Les directives sur les droits des passagers resteront en vigueur pour les vols entre l’Angleterre et les pays européens, pour les vols de compagnies européennes. Les vols vers l’Angleterre ne deviendront pas plus chers (contrairement aux vols cargo), assure Martin Isler. « Nous partons de l’hypothèse que nous pourrons continuer à rallier Londres, affirme-t-il, mais il s’agit maintenant de garder son sang-froid ».
Les fonctionnaires européens « On part d’une proportion de trois pour cent des agents de toutes les institutions européennes qui seraient ressortissants britanniques », affirme Miguel Vicente-Nunez, le président de l’Union syndicale au Kirchberg. Sur les 11 500 agents en poste au Luxembourg, cela ferait 500 personnes concernées par le Brexit. Comme la Commission leur a assuré dès le référendum de 2016 qu’elles seraient reprises à d’autres postes que leur délégation nationale, « cela veut dire qu’elles pourront rester en place », affirme le syndicaliste. « Donc pour eux, je dirai 90 pour cent des Britanniques, c’est le continuum », sauf pour les quelques collègues qui « ont cru bon d’opter pour une nationalité autre ». Ceux qui, par mesure de précaution, se sont par exemple faits naturaliser, risquent d’avoir un préjudice financier en perdant leur « indemnité de dépaysement ». Mais, rassure Vicente-Nunez, le syndicat serait en train de négocier sur ce point-là.
Les étudiants Le printemps est aussi l’époque où les jeunes désirant poursuivre des études supérieures doivent choisir leur université. Pour beaucoup de jeunes Luxembourgeois, les universités de rêve restent Cambridge ou Oxford, qui se classent toujours premières dans les rankings mondiaux, voire la London School of Economics ou l’université d’Edimbourg. Actuellement, quinze étudiants avec un passeport britannique sont inscrits à l’Université du Luxembourg et 1 200 ressortissants luxembourgeois suivent des études en Angleterre. Pour eux, rien ne changera d’ici 2020, mais après cela, ils seront considérés comme provenant de pays tiers, faisant notamment augmenter les frais d’inscription, déjà considérables (le ministère de l’Enseignement supérieur parle d’un doublement, alors que le Luxembourg ne concourt qu’à hauteur de 3 700 euros à ces frais). En outre, les bourses Erasmus risquent de ne plus être applicables au-delà de 2020, ce qui fait que beaucoup de parents encouragent plutôt leurs enfants à s’inscrire à une université d’un autre pays européen.
« It affects every aspect of our lives », résume Jill Saville, la vice-présidente de la British Chamber of Commerce Luxembourg, qui, en tant que frontalière française au Luxembourg, a jusqu’à présent profité de tous les avantages de l’Europe, notamment en ce qui concerne la libre-circulation des personnes. « Maintenant, il va probablement falloir se résoudre à demander la nationalité française ou luxembourgeoise », mais qu’il lui a fallu du temps pour faire une sorte de deuil de son pays natal. « On ne sait pas où on en est du tout », regrette-t-elle. Malgré les groupes de soutien en-ligne et les sites d’information publics, «on ne sait même pas quelles précautions il faut prendre si on veut rentrer voir sa famille pour Pâques… » La consternation est la même ici qu’en Angleterre, où plus d’un million de manifestants ont défilé samedi dernier contre le Brexit. Presque six millions de personnes ont signé une pétition électronique demandant que l’article 50 soit révoqué et que l’Angleterre reste membre de l’Union européenne. Elle devrait être discutée au Parlement le 1er avril. Les signataires ont reçu une réponse polie ce mardi : « This Government will not revoke Article 50. We will honour the result of the 2016 referendum and work with Parliament to deliver a deal that ensures we leave the European Union. »