Après Arles l’été dernier, Daniel Wagener le septième artiste luxembourgeois invité à y exposer, investit le Pomhouse à Dudelange. La Chapelle de la Charité, quoi que désacralisée, est classée monument historique. Pas question donc de toucher à un millimètre de ses ors, stucs, vrais et faux marbres, ou ses autels. Le lauréat du Luxembourg Photography Award 2023 était donc obligé de « travailler contre ». L’aspect le plus symbolique de son installation étant qu’il avait occulté le maître autel.
« Humour belge », dit Danielle Igniti, vice-présidente de Lëtz’Arles et commissaire de l’exposition. Après Arles, c’est donc actuellement à Dudelange que l’on peut ainsi voir quelques traits d’humour de Daniel Wagener : comme dans les bas suspendus, photographiés en Belgique, au musée de la Lingerie et un Sisyphe fort kitsch poussant son bloc de marbre au musée du même nom, également belge. Le photographe âgé de 35 ans, a une passion pour les matériaux de construction, comme l’atteste ce cube de briques, aux rangées supérieures désordonnées photographié au Mexique. Une « référence » aux pyramides aztèques. Mais pas seulement : Wagener est de la même façon fasciné par les traces qui, même si elles datent d’un passé récent, font partie de l’histoire de la construction. Ainsi d’un mur où les carrelages sont tombés, laissant voir les traces de leur fixation au ciment devenues une sorte de tableau tachiste.
Pour la commissaire Danielle Igniti, « il rend supportable le paysage moderne ». Certes, Daniel Wagener aime visiter des lieux insolites et retenir, avec humour qui est une sorte de tendresse, ce qu’ils ont d’absurde, mais surtout, il regarde les lieux dans lesquels domine le banal, ne provoquant aucune émotion sinon un sursaut, tant parfois l’objet regardé est kitsch : ainsi d’un vase en forme de cheval. Pour en revenir à plus essentiel, la photographie a la valeur que le photographe lui donne, donc, suivant l’angle où sont photographiées par exemple deux voitures et un trait bleu au sol. Ici, Wagener crée une esthétique. Il y en a d’autres dans l’exposition. Au visiteur de les voir et s’il aime les cadrages, ce sera pour lui les meilleures…
Opus Incertum, le titre de l’exposition, traverse toute l’histoire de la construction, des murs en pierre sèche aux sols qui sont encore aujourd’hui une spécialité italienne. C’est donc contrairement au « do it your self », un hommage à l’artisanat, à la maçonnerie, à ceux qui mettent en œuvre, travaillent sur des chantiers. Plusieurs images en exaltent la beauté brute : une équerre de table fabriquée en fer à béton, le bas d’un mur habillé d’un grillage tenu par des dots rouges, un mur en ciment et galets. Mais revoici l’absurde. Des briques sont rangées dans une bibliothèque. C’est que Daniel Wagener parcourt les magasins de matériaux et outils de bricolage qui permettront à monsieur et madame Tout le monde de se fabriquer un petit paradis suivant son propre goût.
Nos paysages construits sont ainsi devenus souvent, l’expression d’un individualisme persuadé de sa justesse ou stylistiquement en concurrence avec le voisin immédiat... Les grandes-surfaces d’outillages ont néanmoins du bon : Daniel Wagener y a emprunté les racks et les chariots, pour exposer à Arles ainsi qu’à Dudelange. À Arles, cela créait un paradoxe avec l’art sacré. On est à Dudelange dans une « chapelle » mémorielle du travail, en accord donc avec le labeur qui a fait l’histoire du Sud du Luxembourg.
Wagener est aussi graphiste et scénographe de théâtre. On le ressent dans sa mise en espace. S’inspirant – c’est ainsi que nous l’avons vu – de la focale dans les églises sur l’autel au bout de la nef, au Pomhouse, le regard est attiré, sur le mur arrière, par une photo prise au Mexique récemment. Une crevette géante surmonte le portail d’un lieu de loisirs. Le portique rappelle un idéogramme du fournisseur mondial en matériaux de construction, opus incertum en plastique compris.
L’exposition au Display 01, la salle d’exposition à l’intérieur du Centre National de l’Audiovisuel (CNA) est aux antipodes. Autant Daniel Wagener empoigne le monde du réel, autant l’univers de Rozafa Elshan, la lauréate du Luxembourg Photography Award Mentorship, a l’air diaphane. La jeune femme, tout juste trentenaire, qui a bénéficié d’une résidence de trois mois à lÉcole nationale de la photographie d’Arles et monté l’exposition au Dosplay01 avec la commissaire Michèle Walerich, nous projette dans l’époque contemporaine.
Car loin de Rozafa Elshan toute idée ésotérique, même si le sujet des photographies et de l’installation qu’elle a composées ne peuvent quasiment pas être rendus avec des mots. L’exposition s’appelle 1 - 2- 3 HIC HIC SALTA !. Un, deux, trois, saute ! Imaginons donc qu’on se promène sur le plateau central et parcourt à sa guise un cheminement entre les grands rouleaux et bandes de papier – la résidence arlésienne s’appelait « Espaces imprimés ». C’est une promenade imaginaire, mais on peut se pencher, en faisant le tour de la plate-forme, regarder briller des rouleaux en aluminium, des papiers transparents, des dessins en forme de sinusoïdes, des lignes horizontales parfois faites de grands bâtons parallèles, plus petits, comme jetés là.
C’est une expérience, entourée aux limites du Display 01, car on ne peut pas dire le long des parois. Rozafa Elshan n’a pas non plus fait d’accrochage. Elle a disposé des cadres blancs, fabriqués pour l’exposition, seuls ou par groupes de deux ou trois. Cela crée des tensions visuelles d’une image à l’autre, qui sont des agrandissements, pour partie, des installations au sol. Le processus qui nous a intéressé n’est pas la fabrication des photographies en soi. Rozafa Elshan l’a appris à l’ERG et au « 75 » à Bruxelles. Mais le ressenti éprouvé avec le corps. 1 - 2- 3 HIC HIC SALTA ! est une rare expérience photographique qui ne met pas seulement en jeu le mouvement avec les yeux.