Tout juste quatre mois après sa disparition, survenue le 22 novembre 2023 à l’âge de 68 ans, une exposition ravive le souvenir de l’artiste Armand Strainchamps, notoirement connu pour la fresque céleste qu’il a peinte en 1994 au plafond de la gare de Luxembourg-Ville.
Intitulée IV SEASONS, la manifestation s’empare d’un thème commun aux arts, de la musique (Vivaldi) à la peinture (Botticelli, Poussin), et au cycle naturel de la vie et de la mort : un choix qui, depuis le décès de l’artiste, prend une coloration particulièrement émouvante. Cela d’autant plus qu’Armand Strainchamps avait lui-même conçu ce projet, qu’il l’a méticuleusement préparé il y a deux ans environ, en concertation avec la plateforme Art Work Circle, dédiée à la promotion des artistes et avec le soutien de la curatrice Danielle Igniti, qui fut aussi la première à montrer ses œuvres. C’était en 1980, à la galerie Dominique Lang de Dudelange, ville où est né Strainchamps le 19 mars 1955. Le plasticien commençait alors dans le champ vaste de l’estampe, y déployant de multiples nuances de noir et de blanc. Le cycle peut continuer.
Pour cette ultime exposition, l’artiste s’est offert un somptueux tombeau parmi les fastes vertigineux de Helix, le tout récent siège de Post Luxembourg. Inauguré en juin 2023, l’édifice, tout en verticalité, porte bien son nom. Avec son escalier en révolution digne du Vatican, ses cascades de verdure (de vraies plantes, s’il vous plaît), son puits de lumière ascendant, c’est bien une hélice qui se met en mouvement, voire un hélicoptère qui s’apprête à prendre son envol. Peut-être est-ce un peu de tout cela – des références à l’histoire de l’art, cette aspiration à une lumière aérienne, en plus de la proximité de ce siège avec la gare où Strainchamps a officié à la façon d’un Michel-Ange moderne – qui l’a décidé à choisir ce lieu pour y présenter ses œuvres, une trentaine de peintures au total assortie d’une unique sculpture. Là encore, les choses se rejoignent habilement. Malgré l’écart temporel qui sépare la fresque de la gare de la présente exposition, l’esprit demeure.
D’un lieu à l’autre, on retrouve, en dépit des différences techniques, le style caractéristique de l’artiste, tout en légèreté décorative, manifestement imprégné des tons ironiquement acidulés du pop art, courant qu’il découvrit à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, avant de parfaire sa formation à La Cambre (1979-1985). Mais à la différence de ceux de Warhol, les modèles de Strainchamps ne sont pas célèbres, à l’instar de la sculpture Mam Vëlo op d’Schaff réalisée en 2019, véritable hymne à la mémoire ouvrière de sa ville natale. Rien ne permet non plus de reconnaître un modèle particulier dans les tableaux réunis à Helix, bien que leur pose, parce que très artificiellement « poseuse » justement, renvoie sans doute à des clichés issus de la mode ou de la publicité. Mais ce n’est pas ce qui importe ici. Car Armand Strainchamps est l’un des rares représentants – voire l’unique, comme le prétend Danielle Igniti dans le catalogue de l’expo – du Copy Art, ce mouvement qui a émergé à la fin des années 1950 avec la mise sur le marché du premier copieur xérographique automatisé, le Rank Xerox (d’où parfois l’appellation de Xerox Art à la place de Copy Art). Les pionniers de son usage artistique sont Américains ; ils se nomment Charles Arnold, Wallace Berman, ou encore Pati Hill, parmi d’autres.
Ce qui intéresse le plasticien luxembourgeois, c’est ce que l’on peut faire à partir d’une image, les altérations et les transformations qu’elle subit à de multiples reprises, à la façon d’un palimpseste, pour parvenir au terme du processus à une œuvre unique. Soit un énième détournement des techniques de reproduction au profit de la singularité artistique. Le recours à ce procédé fait logiquement lien avec l’art de la gravure, dans lequel Strainchamps a excellé à ses débuts. On retrouve d’ailleurs dans certaines de ses toiles un effet analogue à la gravure, notamment dans celle qui appartient à la collection privée de Post Luxembourg : Show you All the Colours, 1990. Sur un fond clair, deux hommes musclés (deux boxeurs ?) aux courbes stylisées s’affrontent, restitués au moyen d’une poignée de couleurs et de points de trames noirs qui semblent se désagréger sous nos yeux, donnant forme à un « néo-pointillisme ». Les autres toiles en rapport avec le thème des saisons, si elles n’arborent pas un tel dynamisme, présentent elles-aussi une certaine concision graphique, des contrastes exacerbées, des couleurs saturées, et un contour épais qui circonscrit généralement les silhouettes. Voilà pourquoi on a souvent rapproché Strainchamps du dessinateur Hugo Pratt, l’auteur des Corto Maltese. On songe également à Roy Lichtenstein, ou encore, plus récemment, aux élégants pochoirs de Miss.Tic qui ornaient il y a peu l’espace public. Les aplats sont de rigueur, faisant de chaque figure féminine une icône, quasiment au sens propre, religieux, du terme (d’autant plus que l’eikôn, en grec, signifie « portrait »). Ces aplats systématiques renforcent l’illusionnisme pictural au détriment de la réalité, de même que les multiples traitements de reproduction de l’image viennent déréaliser ces icônes pop et les élever à un registre idéal, au rang d’une abstraction constituée de lignes et de couleurs essentiellement. Un sentiment accentué par une grande toile à échelle 1, au format exceptionnellement vertical, où une femme repose sur des talons rehaussés en guise de piédestal. Elle se dresse devant nous, telle une prêtresse inaccessible, dans un accoutrement de fée moderne. Derrière elle, le soleil est à son zénith. Ainsi que le dit Strainchamps, cité dans le catalogue de l’expo : « Ce que je peins n’existe pas, l’unique vérité c’est le tableau ». Une approche qui confine à une complète autonomisation de l’art, hors de toute considération contextuelle.
Réparties sur trois niveaux du bâtiment – printemps-été au rez-de-chaussée, automne et hiver à chaque extrémité du troisième étage, avec au milieu la présentation inédite de Show you All the Colours –, les toiles d’Armand Strainchamps mêlent poétiquement des portraits de femmes à des portraits d’arbres, l’un étant le reflet de l’autre. Cette association est confortée par la présence ponctuelle de motifs végétaux au sein de certaines toiles (nénuphars, envolée de feuilles, motif de rose imprimé sur un tissu, etc.). Les indices vestimentaires (lunettes de soleil, maillot de bain, puis imperméable, mailles, etc.), tout comme l’évolution des couleurs, marquent le passage chronologique des saisons. Et donnent parfois l’impression d’assister à un défilé de mode. Les expressions rieuses et solaires des belles saisons laissent place cependant à des airs mélancoliques, à des formes d’introspection. La présence profonde des masses d’ombres sur les visages, soulignant les cavités du crane aussi bien que les reliefs de l’épiderme, prend un sens tragique avec l’avènement de l’hiver.
Graveur, peintre, sculpteur, mais aussi producteur de films (il reçut en 2009 le Filmpräis de la meilleure contribution artistique pour Diddeleng 100 Joer 100 Gesiichter), Armand Strainchamps continuera à traverser les frontières, celles des arts comme celles des nations. En témoigne la série de timbres réalisée pour l’occasion par Post Luxembourg, qui constitue une belle façon de faire circuler son œuvre, par voie terrestre et par les airs, à vol d’oiseau.