Superjhemp va-t-il devoir trouver un autre produit pour développer ses pouvoirs ? Comme Popeye avec les épinards, le héros de la bande dessinée créé par Lucien Czuga et Roger Leiner tient des super-pouvoirs du Kachkéis. La spécialité fromagère typique du Luxembourg figure aussi dans une publicité des années 1980 égrainant des plats traditionnels pour vanter une bière (aujourd’hui presque disparue) : « Kachkéis, Bouneschlupp, Quetschekraut a Mouselsbéier ». L’inscription de ce fromage cuit dans le patrimoine gastronomique luxembourgeois, n’a pas empêché la Franche Comté (dans l’est de la France, départements du Doubs, du Jura, de Haute-Saône et du Territoire de Belfort) de labelliser un produit similaire, la cancoillotte, par une Indication Géographique Protégée (IGP). La démarche a abouti au niveau européen le 20 mai dernier, dans une quasi indifférence au Grand-Duché.
« Il s’agit de caractériser et protéger un produit emblématique dans sa zone originelle de fabrication, de défendre une valeur patrimoniale en empêchant que la recette échappe à sa région », détaille l’argumentaire de l’Association pour la Promotion de la Cancoillotte à l’initiative de la demande d’IGP dès 2015. Pour une filière agricole, cette protection est un Graal que les fabricants défendent becs et ongles, parfois avec d’importants moyens. En Italie, par exemple, ils sont plusieurs dizaines de policiers à traquer les contrefaçons alimentaires, notamment du fameux parmesan. L’IGP est un « outil important pour promouvoir l’identité régionale et le patrimoine gastronomique » estime une évaluation de la Commission européenne publiée en mars dernier. La même étude calcule que « la valeur de vente d’un produit portant une dénomination protégée est en moyenne deux fois supérieure à celle de produits similaires sans certification. » Pour prétendre à cette appellation, il faut répondre à un cahier des charges qui précise la zone de provenance des ingrédients, la description de la méthode de fabrication, de transformation ou de préparation et les moyens de contrôles et vérifications. « L’IGP met en évidence le lien entre la région géographique concernée et la dénomination du produit, lorsqu’une qualité particulière, une réputation ou d’autres caractéristiques sont essentiellement dues à l’origine géographique », précisent les textes de la Commission européenne.
Le cahier des charges de la cancoillotte de Franche Comté a été approuvé au niveau français en octobre 2020 et n’a pas reçu d’opposition. Suivant la procédure, il a été homologué et enregistré au niveau européen le 27 février 2022. Les États membres avaient trois mois pour formuler des oppositions s’ils constataient un conflit par rapport à un produit similaire. Ce que le Luxembourg n’a pas fait. Un petit retour en arrière s’impose pour suivre les étapes. En novembre 2021, les députées déi Lénk Myriam Cecchetti et Nathalie Oberweis rendent le ministre de l’Agriculture attentif à la procédure en cours à travers une question parlementaire. Dans sa réponse, le ministre de l’époque, Romain Schneider, avoue son ignorance du sujet : « Je n’étais en effet pas au courant de ces démarches de la part des autorités françaises pour l’enregistrement de la dénomination « cancoillotte » en tant qu’Indication géographique protégée ». Plus loin, il rassure : « le ministère de l’Agriculture, de la Viticulture et du Développement rural entend d’ores et déjà attirer l’attention de la Commission européenne sur nos intérêts nationaux dans le cadre du présent dossier » et affirme « si la dénomination est publiée au Journal officiel de l’Union européenne, les autorités luxembourgeoises procèderont à une analyse détaillée du dossier de la demande d’enregistrement disponible. » Le Luxembourg n’a finalement pas jugé utile de poursuivre cette démarche. « L’enregistrement de la désignation cancoillotte comme IGP entraîne bien l’interdiction pour les producteurs luxembourgeois d’utiliser la dénomination ‘cancoillotte’ pour désigner leurs produits. Cependant, la production et la commercialisation du produit sous une dénomination différente reste tout à fait possible », répondent (par écrit) les experts en charge de ce dossier au sein de l’Administration des services techniques de l’agriculture aux questions du Land. Ils ajoutent « Les deux produits en question, à savoir le Kachkéis luxembourgeois et la cancoillotte française, ne sont pas identiques ».
Une manière de jouer sur les mots. Lorsqu’on recherche Kachkéis sur Google, la page Wikipédia en français sur la cancoillotte est conseillée. Mais les fabricants revendiquent la différence: « Nous produisons du Kachkéis, pas de la cancoillotte », martèle Gilles Gérard, le directeur général de Luxlait. Jusqu’à ce jour cependant, les emballages des pots et « saucisses » de fromage cuit affichent les deux appellations. « Nous n’aurons qu’à faire un travail de packaging pour coller à la réglementation européenne. Enlever le nom cancoillotte de nos produits n’a aucune incidence commerciale négative du fait que notre produit est connu sous le nom Kachkéis », affirme-t-il. Le directeur ajoute encore que le ministère de l’Agriculture l’a consulté et a suivi son raisonnement : il n’est pas nécessaire de s’opposer à l’IGP. Luxlait exporte 65 pour cent de l’ensemble de sa production de produits laitiers, principalement dans les pays voisins. En Allemagne, sous des marques locales ; en France où il est s’est fait une belle place dans les produits « du monde » comme le lait fermenté, le raïb, le kefir ou le raïbi ; en Belgique et aux Pays-Bas. En revanche, le Kachkéis lui-même est très peu distribué à l’étranger, tout juste dans les régions limitrophes « où il n’est pas nécessaire d’utiliser un nom français ».
Pas question non plus de s’opposer à l’IGP chez Ekabe : « la décision a été prise dès 2016 de ne plus conserver que le nom l’allemand Kochkäse sur les emballages de nos produits ‘cancoillottes’ par souci de place », explique Katia Pisani, responsable commerciale. Elle précise aussi « nos Kochkäse sont fabriqués sur le même cahier des charges que l’IGP, même s’ils ne la revendiquent pas ». Et, pour cause : ce qu’elle ne dit pas, c’est que ces produits sont fabriqués dans des usines françaises appartenant au groupe Lactalis (dont fait partie Ekabe) qui fabriquent la cancoillotte (Landel-Marcillat, Raguin, Poitrey, La Belle Étoile…). Un œil attentif sur l’étiquette permet de le confirmer. Pour cette firme, les Kochkäse représentent 25 pour cent du chiffre d’affaires réalisé sur la gamme des produits Ekabe. La recette « aux herbes » commercialisée sous les formats 200 gr et 500 gr représente soixante pour cent du segment. En 2021, la gamme a été renforcée par deux nouveaux Kochkäse, à l’ail et aux noix. Du côté de Luxlait, les 200 tonnes de Kachkéis annuelles ne pèsent que deux pour cent dans le chiffre d’affaires global. La recette traditionnelle en pots de 250 gr (400 000 pots par an) et 100 gr représente environ 65 pour cent des ventes. La recette maigre et celle aux herbes connaissent moins de succès. « Les formats saucisses perdent du terrain. Ce sont surtout les anciens qui travaillent le produit avec leurs propres recettes qui les achètent », détaille Gilles Gérard. En Franche-Comté, 5 730 tonnes de cancoillotte sont produites chaque année. On trouve des préparations au vin jaune, à l’ail des ours, aux morilles, à l’échalote, au kirsch... Des essais au chocolat ou à la moutarde ont même été tentés, des excès que l’IGP n’autorise plus puisque le cahier des charges liste les produits autorisés.
Le cahier des charges franc-comtois revient sur l’histoire du produit et de sa fabrication, même si les origines exactes sont incertaines et disputées. Le mot cancoillotte viendrait du patois coillotte pour caillé. L’idée de valoriser ce qui reste du lait quand on a extrait la matière grasse destinée à devenir du beurre et de la crème remonterait à l’époque de Charles Quint. Le lait écrémé servait à la fabrication d’un fromage (appelé le metton) non consommable en l’état qui nécessitait d’être affiné puis fondu. La production telle que nous avons pu la visiter chez Luxlait reste très proche de ces techniques. Le lait écrémé est ensemencé avec des ferments lactiques et maturé pendant une journée. On obtient un caillé que l’on égoutte et presse pour en extraire le liquide. Il faut vingt litres de lait pour obtenir un kilo de metton. Cette matière sèche est moulue plusieurs fois et envoyée en cave froide (6 degrés) pendant quatre jours pour une première maturation. L’ensemble passe ensuite en cave chaude (22 degrés) où il est retourné plusieurs fois par jour, pendant environ six jours. « C’est le fromager qui détermine quand il faut retourner le metton et quand il est suffisamment affiné. Cela demande un savoir-faire spécifique », détaille le responsable de la fabrication. Enfin, le produit obtenu est mélangé à du sel, du poivre, des herbes le cas échéant et du beurre (le Rose de la Marque nationale), sauf pour la recette maigre. Le tout est chauffé quelques minutes à 103 degrés. Le fromage cuit est finalement conditionné et gardé en cellule froide en attendant l’expédition. Entre l’entrée du lait écrémé et la finalisation du produit, il faut donc compter dix à douze jours. Des contrôles chimiques et organoleptiques sont effectués pour vérifier la structure, filante ni trop coulante ni trop ferme, et le goût. « Le produit ne contenant ni colorants, ni conservateurs, ni sels de fonte, il se peut que le goût varie légèrement », insiste le fabricant. Les sels de fonte sont des additifs utilisés comme émulsifiants pour rendre le fromage plus crémeux et plus stable. Dans le cahier des charges de l’IGP, l’acide citrique (E 330), le citrate de sodium (E 331), le citrate de potassium (E332), le phosphate de sodium (E339), le phosphate de potassium (E 340) et les diphosphate, triphosphate et polyphosphates (E450, E451 et E452) sont autorisés avec une dose maximale de deux pour cent dans le produit fini.
L’IGP ne reflète finalement que ce que ses promoteurs ont voulu inscrire. Ainsi, sur les 17 ateliers de production de cancoillotte inclus dans l’IGP, seuls trois sont fermiers, c’est-à-dire qu’ils utilisent leur propre lait. La plupart des autres appartiennent au groupe Lactalis. Cet outil sert avant tout à promouvoir une identité régionale, mais pas forcément une qualité supérieure ou une production artisanale. Pour faire valoir leur savoir-faire spécifique et la qualité de leur produit, les Luxembourgeois pourraient demander un classement du Kachkéis qui aurait le mérite de ne plus être une simple transposition d’un nom de produit français… différent.
Les autres produits protégés
La cancoillotte est le 1579e produit agricole protégé, selon la liste officielle. L’Italie et la France raflent à elles seules près de la moitié des IGP. Le Luxembourg se révèle très peu enclin à valoriser ses produits agricoles sur la scène internationale. Le Grand-Duché ne dispose que de trois produits protégés au niveau européen : le beurre, le miel et le vin. Selon le cahiers des charge, le beurre Rose de la Marque nationale « répond à un standard de qualité supérieure » et n’utilise que du lait d’origine luxembourgeoise. On constate des qualités spécifiques liées à la composition de la flore du territoire où s’alimentent les vaches, aux pratiques de l’élevage et aux conditions de production de lait et de crème fraîche. Si la marque a été créé en 1932, l’IGP a été déposée en 1996. Même date pour le miel qui « se distingue d’autres miels par son caractère original en rapport avec la flore mellifère spécifique de la région. Il s’agit de miels ‘toutes fleurs’ issus exclusivement de ruches situées sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg ». Les vins de la Moselle, longtemps sous le régime de la Marque nationale, sont entrés dans le classement européen des AOP (Appellation d’Origine Protégée) en 2014. La liste des cépages autorisés, les règles de fabrication et les différents niveaux de qualité sont ainsi fixés.
Les IGP des viandes de porc et des salaisons fumées de la Marque nationale ont été annulées cette année à la demande du Luxembourg car elles ne sont pas utilisées, la Marque nationale étant toujours mise en avant. La Bouneschlupp, le pâté au Riesling ou le Bamkuch, qui font clairement partie du patrimoine gastronomique luxembourgeois, pourraient être des candidats à une IGP. Les producteurs et le ministère de l’Agriculture devraient pour cela se mettre d’accord sur des recettes et des critères de contrôle. Ce qui n’a pas l’air d’être à l’ordre du jour.