PPP Un jugement sur accord rendu le 1er juillet lève le voile sur des pratiques d’un autre temps chez Hitec, société d’ingénierie qui opère des mesures et installe des infrastructures de satellites au sol. Cette PME technologique a percé en 2020 dans le grand public à la faveur de la polémique Luxeosys, du nom du projet de satellite d’observation monté par l’ancien ministre de la Défense Etienne Schneider (LSAP) et dont François Bausch (Déi gréng) a hérité en 2018. Le budget du satellite vendu comme un moyen de répondre aux efforts de financement de l’Otan ne rentrait plus dans les clous de la loi initiale avec une explosion des coûts de 80 pour cent, de 170 à 309 millions d’euros, selon un audit commandité par le ministre écologiste. Yves Elsen, le patron d’Hitec, avait proposé en septembre 2016 de financer le lancement d’un satellite d’observation de la Terre. Selon le plan mis en place, l’entreprise basée à Mamer doit construire les antennes qui capteront les signaux émis par les satellites produits par OHB et opérés par SES. Le projet a été ficelé à toute vitesse. Si bien qu’il est passé à la Chambre dans la session qui précédait les vacances parlementaires et les législatives. En marge des discussions sur le nouveau projet de loi de financement, le Land avait évoqué les déboires judiciaires rencontrés par l’ancienne direction de la société. Nous titrions « Dans l’œil du cyclone » (28.08.2020).
La tempête touche maintenant le rivage de la notabilité locale. Jugé pour faux, usage de faux, abus de biens sociaux et escroquerie fiscale, l’un des fondateurs de Hitec, Pierre Hirtt, est condamné à une amende de 80 000 euros. « Ces agissements avaient permis à Hitec de faire échapper une partie considérable des revenus imposables à l’imposition », expliquent les magistrats dans le jugement sur accord rendu au début du mois. L’on y déroule le fil d’un système d’évitement fiscal.
Oiseau de mauvais augure Début 2013, l’administration des contributions directes reçoit un courrier anonyme. Un lanceur d’alerte non identifié y signale des irrégularités au sein de Hitec. D’après le corbeau, entre 2002 et 2006, Hitec avait produit et livré des appareils « H » mesurant la robustesse du noir de carbone, matériau utilisé dans les pneus (certains fondateurs de l’entreprise sont des anciens de Goodyear). Les recettes avaient été encaissées via une société en Suisse ou déposées sur des comptes ouverts auprès de banques helvétiques au nom de Hitec, pour un montant global de 344 000 euros. « Par ailleurs, toujours selon l’auteur de la dénonciation anonyme, la société suisse avait facturé des prestations réalisées par Hitec », société luxembourgeoise qui payait les coûts de fabrication… et le cas échéant réalisait des pertes, apprend-on dans le récit écrit par les juges. Mais les enquêteurs vont plus loin que la dénonciation anonyme et il s’avère que, de 2002 à 2010, la société alors basée à Hollerich a annuellement éludé entre 63 et cent pour cent (en 2007 et 2008) de ses impôts au Luxembourg. 81,4 pour cent en moyenne, soit un montant de 695 000 euros, selon un tableau annexé au jugement.
Aujourd’hui, pour des raisons personnelles et familiales, Pierre Hirtt, 70 ans, fait amende honorable et abrège le litige. Il n’a aucun casier. Les juges lui accordent leur clémence. Aussi parce que les procédures ont traîné, comme trop souvent, pendant cinquante mois. Il n’écope d’aucune peine d’emprisonnement. Est en outre prononcée une amende inférieure au montant qu’il a directement touché du fait des infractions découvertes. Mais la machine judiciaire vise encore ses anciens associés (Pierre Hirtt a vendu ses parts). Le 17 octobre 2013, le procureur d’État a sollicité l’ouverture d’une information à l’encontre des dirigeants de la société Hitec du chef de faux, usage de faux, abus de biens sociaux et escroquerie fiscale. Une perquisition a été organisée au siège une dizaine de jours plus tard, ainsi qu’à l’Administration des contributions directes où une dénonciation, cette fois par voie officielle, avait été opérée en 2012. Le directeur général et actionnaire majoritaire Yves Elsen, 63 ans, ancien président de la Fondation nationale de la recherche et actuel président de l’Université du Luxembourg, est inculpé. Il a été entendu par le juge d’instruction en juin 2019. Tout comme la plupart de ses camarades administrateurs au moment des faits, Georges
Wiazmitinoff (71 ans, a démissionné en 2009) et Marco Trauffler (a démissionné en 2004). Le président Nicolas Comes,
73 ans, a lui été convoqué par le juge d’instruction dès décembre 2018.
Bella vita Le « traitement de faveur » tient, comprend-on, au rôle prépondérant joué par le président Comes, par ailleurs carrossier et ancien cofondateur de SES (parmi une quarantaine). La justice travaille sur l’utilisation des cartes de crédit de la société. Le fisc a levé le lièvre lors de son contrôle en 2012. Dans un tableau envoyé à l’ACD, Nicolas Comes recense ses dépenses réalisées entre 2002 et 2010. Ses frais privés, 982 000 euros, représentent plus de 70 pour cent du total. Consulté par le Land, le document révèle des dépenses fastueuses aux quatre coins de la planète. L’Amex chauffe. 7 500 euros de vin chez Chapoutier en juin 2002. Un week-end shopping à Berlin en 2003, 5 000 euros dans une boutique de prêt-à-porter, 2 000 pour l’hôtel. Un entretien d’embauche Hitec à l’hôtel Byblos à Saint-Tropez… 260 euros (?). Un petit millier d’euros dépensés ensuite sur place chez Façonnable. Nicolas Comes a apprécié le palace. Il y retourne l’année suivante. Sans entretien à passer ou faire passer cette fois. En 2006, c’est l’hiver à Saint-Moritz, l’été à Saint-Tropez, station manifestement très appréciée. On note en juin un weekend à la Messardière, un hôtel ultra chic, avec la mention « Jean-Claude Biver » : 9 000 euros. Le rendez-vous est (re)pris les années suivantes. En 2006, les vacances aux Seychelles, dans un hôtel de luxe évidemment. En février 2007, c’est Courchevel et Kitzbühel. Les relevés se ponctuent de dizaines de milliers d’euros en caviar chez Petrossian… notamment entre deux déplacements à Saint-Barth en 2010, pour lesquels figurent la mention « Greg Wyler », le nom du fondateur du réseau de satellites O3B que SES rachètera dans les années suivantes. La Visa sert pour le menu fretin. Jamais plus de 2 000 euros. Les dépenses s’étalent sur 17 pages à raison de 80 transactions par feuillet pour 1,2 million d’euros au total. Une somme calculée de son chef. Ses collaborateurs recensent 2,2 millions d’euros de frais depuis 1987 et la création de la société.
Car le statut du carrossier, président, est un peu particulier parmi les administrateurs. Il est le seul à ne pas occuper de fonction exécutive et donc à ne pas percevoir de salaire propre. Tous considèrent qu’il mérite rémunération. Mais les actionnaires Pierre Hirtt et Georges Wiazminitoff (longtemps minoritaires) s’inquiètent en 2009, année de crise, de l’augmentation des dépenses. Elles sont jugées supérieures aux salaires des autres administrateurs alors qu’ils travaillent dans l’entreprise. Les affaires tournent mal. Le seul revenu de l’entreprise provient du contrat Cita passé avec les Ponts et Chaussées (un client ramené par Nicolas Comes) sur la gestion du trafic routier. Hitec attend du ministre François
Biltgen (Recherche et Communications notamment) que soit honoré un engagement de 1,5 million d’euros pour le segment antenne (celui géré par Yves Elsen), avant les élections. Mais les pertes s’enchaînent et certains administrateurs voient en le remboursement des dépenses (tout ou partie) du carrossier une manière de renflouer les caisses de l’entreprise. Georges Wiazminitoff, lance un ultimatum, mais il perd au bluff et quitte le conseil d’administration la même année. La problématique des dépenses de cartes de Comes revient ensuite ponctuellement à l’initiative de Pierre Hirtt, plus fermement après le redressement de 2012. Un groupe de travail est désigné en mai 2015 pour résoudre les problèmes de gouvernance et rassurer les actionnaires Hirtt et Wiazmitinoff. Il compte les administrateurs Yves Elsen, Nicolas Comes, Philippe Osch (nouvellement arrivé), l’avocat de la société, Marc Kleyr, son comptable, Justin Dostert, un expert-comptable indépendant, Paul Laplume, et un expert fiscaliste externe Jean-Pierre Winandy.
Les externes se penchent notamment sur le mode de rémunération de Nicolas Comes. Dans le rapport rendu en janvier 2016, Paul Laplume écrit qu’il a été conseillé par Fernand Dichter, un ancien de l’ACD, actionnaire à cinq pour cent d’Hitec au début des années 2000. Son nom apparaît sur les relevés de Nicolas Comes, pour des séjours dans des palaces en Allemagne. Yves Elsen explique, qu’à son arrivée en 2003 (il avait auparavant servi chez SES, un gros client de Hitec), il avait alors été informé que « sur conseil de Monsieur Dichter » voilà plusieurs années, ce modus operandi avait été choisi. Notons qu’en octobre 2007, Claude Zimmer, nommé administrateur à la Banque centrale par Luc Frieden (CSV) en 2008 remplace Fernand Dichter (cinq pour cent des parts) comme commissaire aux comptes de Hitec. Selon Georges Wiazmitinoff et Pierre Hirtt, arrivés en 1987 dans la société, aucun accord sur la rémunération de Nicolas Comes n’avait été trouvé. Les indépendants relèvent néanmoins que les bilans ont été acceptés en connaissance de cause par tous les actionnaires… jusqu’à 2014 pour les comptes de 2013.
La taskforce de remédiation parvient à un apurement des comptes. La régularisation coûte à Hitec un déficit record de presque un million d’euros en 2014. Mais la nouvelle direction remet ensuite la société et ses cinquante employés sur les rails de la rentabilité. 64 000 euros de bénéfices en 2015, 102 000 en 2016, 331 000 en 2017, 129 000 en 2018 et 213 000 en 2019, dernier bilan publié en date. « Le dossier judiciaire n’est pas clos », précise un porte-parole de l’administration judiciaire. « Des pourparlers sont en cours avec un autre dirigeant pour un autre jugement sur accord », explique-t-on. En attendant ce verdict et les autres, les prévenus sont présumés innocents.