« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. » En 1825, le gastronome Jean Anthelme Brillat-Savarin soulignait le lien étroit entre l’alimentation et l’identité. Anthropologues (Claude Lévi-Strauss en tête), sociologues (Jean-Pierre Poulain, par exemple avec son Dictionnaire des cultures alimentaires) ou économistes (depuis Malthus) se sont penchés sur ces questions. Le repas ne peut se réduire à la seule couverture de besoins physiologiques. De manière vivante et humaine le groupe formé autour de DKollektiv et du FerroForum s’est intéressé à l’alimentation des ouvriers de l’acier au Luxembourg dans le siècle écoulé. Ils ont collecté les récits des anciens de la sidérurgie, rassemblé des recettes parfois cuisinées directement sur les postes de travail, recherché des témoignages oraux, iconographiques et écrits sur les cantines, le casse-croute, la question de l’alcoolisme, le rôle des femmes ou les influences gustatives issues des migrations. Leur ouvrage Gudden Appetit comprend ces explorations à la fois sérieuses et anecdotiques.
« Dans mes recherches sur l’histoire ouvrière, j’ai souvent reçu des témoignages sur les repas », se souvient Luciano Pagliarini, un des instigateurs de l’ouvrage et inlassable collectionneur d’images sur l’industrie locale, « mais, pendant longtemps, on n’a pas accordé à ces moments l’importance qu’ils méritaient. » Or, le repas constitue une pause dans le travail et s’avère, à ce titre, aussi important que le travail lui-même. Quand, quoi, avec qui et où mange-t-on pendant son temps de travail est donc révélateur de l’évolution sociale des ouvriers.
Pause Le repas est, pour nombre d’ouvriers, considéré d’abord comme une interruption du cycle de travail, une parenthèse, un temps plus humain et moins surveillé. C’est un moment où on peut parler d’autre chose, se reposer, et même rigoler. On y discute des problèmes sociaux, des conditions de travail, des difficultés familiales, mais aussi du match de foot de la veille, de la partie de pêche du dimanche ou du loto. Serge Molitor, qui était apprenti à l’Arbed-Belval au milieu des années 80, se souvient : « On mangeait vite. Après avoir ingurgité notre casse-croûte, nous allions faire une toute petite sieste (on ne disait pas encore powernap) en nous allongeant quelques minutes sur le banc en bois près de nos casiers. » Il raconte aussi « on était jeune, on se faisait des blagues comme d’ajouter du poivre dans la pitance de l’un ou de chiper celle d’un autre. »
La question se pose de l’appréciation des employeurs face à ce temps mort du point de vue de la production. Compte tenu de l’exigence de productivité, la durée des pauses est strictement encadrée. Au vu des tranches horaires de travail (Schicht), ces pauses n’avaient pas toujours lieu aux moments habituels des repas, mais en milieu de matinée, d’après-midi ou de nuit. Le raccourcissement des pauses rendait difficile l’aller-retour au foyer familial pour s’y sustenter. On assiste donc à une double tendance : soit les ouvriers attendaient qu’on leur apporte à manger, soit ils venaient au travail avec leur repas préparé à la maison ou acheté en chemin.
Luciano Pagliarini cite des témoignages qui confirment ces deux directions. « Tous les jours, Lisa, à peine adolescente, amenait à manger à son père et ses collègues, traînant une charrette à bras contenant des gamelles avec une soupe au haricot garnie de lard, des bouteilles de vins et du pain », relate-t-il à propos de sa grand-mère dans les années 1920. À l’inverse, il poursuit, sur son père, mineur au Thillenberg (Differdange), dans les années 1950 : « Terminée l’époque où les mineurs pouvaient sortir au grand jour pour réceptionner les repas apportés par leur femme ou enfant : mon père amenait son casse-croûte avec lui, des tartines garnies de charcuterie. » Parce qu’ils sont obligés de manger au fond, les récits de mineurs sont ceux dans lesquels la confusion entre l’acte de manger et celui de travailler est la plus nette. Payés à la tâche, certains mangeaient même d’une main en poussant leur wagonnet de l’autre, sans pause.
Système D La qualité du repas était fonction du niveau de vie de la famille, voire du degré de débrouillardise des uns et des autres : petit lopin de potager, clapier et poulailler, braconnage
occasionnel, pêche… amélioraient le quotidien. La manière d’accommoder les restes est muée en véritable art ménager. Toujours dans les souvenirs de la grand-mère Lisa, on découvre : « La mie durcie du pain était râpée pour faire de la chapelure. La croûte des fromages de brebis était mise de côté pour parfumer les soupes, tout comme la couenne du cochon. Le vin était coupé à l’eau. » L’origine géographique des ouvriers se lisait dans le contenu des gamelles : prosciutto, mortadella ou salame chez les Italiens ; Lyoner, saucisse de foie ou speck chez les Luxembourgeois. « Mais les mélanges et les influences mutuelles ne sont pas rares, les repas étaient souvent partagés », nous relate Michel Feinen, président du Dkollektiv. Luciano Pagliarini se souvient de ce mélange d’influences, non sans une certaine émotion : « Ma mère s’était mise à garnir les tartines d’une côte de porc ou d’une escalope pannée. Quand mon père en ramenait une partie, parce qu’il n’était pas un gros mangeur, mes frères et moi dévorions ses restes. Plus tard, j’ai découvert à travers des lectures que je ne n’étais pas le seul à me délecter de ce Huesebroud (pain de lièvre) de pain ramolli au fumet de viande et… de mine. »
Que ce soit à la mine ou à l’usine, les ouvriers ont toujours trouvé des moyens d’améliorer leur ordinaire et surtout d’avoir de quoi chauffer leur café ou leur repas. Ainsi, dans les mines, les gourdes en aluminium contenant le café étaient réchauffées au-dessus des lampes à carbure « ou sur des réchauds improvisés avec trois crampons sur un bout de bois de mine. Sur ces crampons, une boîte de cirage contenait de l’alcool à brûler », écrit Luciano Pagliarini en citant Marcel Klein, le fondateur du Musée des mines de Rumelange. Dans Gudden Appetit, on découvre aussi les recettes du « Poulet am Kliewsand » (un poulet farci, emballé dans du papier aluminium, puis enfoui dans du sable réfractaire et cuit au dessus du four à fonte), des saucisses grillées directement sur le brûleur à gaz, des croque-monsieur cuits sur les radiateurs à résistance ou d’un steak de cheval cuisiné sur une plaque d’acier sur la forge. Le papier aluminium semble l’adjuvant essentiel à cette cuisine d’usine comme se souvient Serge Molitor : « Il y avait au réfectoire des apprentis une grosse plaque en tôle d’acier sous laquelle étaient placées des résistances électriques, c’était notre plaque chauffante… Tout le monde pouvait y faire réchauffer ce qu’il avait ramené de la maison : boîtes de ravioli, portions de cappelletti (achetées la plupart du temps au magasin de pâtes alimentaires de la rue Dicks, à Esch), mettwurst ou croque-monsieur enveloppés dans du papier alu ou encore de la soupe… Les aliments étaient posés sur la plaque chauffante avant le début de la pause, afin d’être chauds à l’heure du manger et ainsi on ne perdait pas de temps. »
Ce qui n’est raconté qu’à demi-mots, avec une certaine pudeur, ce sont les histoires liées à l’alcool. « De toute évidence, et malgré les interdictions, il y avait beaucoup d’alcool dans les usines », constate Michel Feinen, fort des trouvailles de bouteilles sur les friches. Il décrit un rapport
ambigu des employeurs vis-à-vis de l’alcool entre laisser faire et contrôle : « Les contremaîtres n’hésitaient pas à servir un schnaps aux ouvriers pour leur donner du courage et de la vigueur avant un chantier qui allait être difficile. Lors des fêtes, comme les inaugurations, ou la Sainte Barbe, l’alcool coulait à flot. Mais, on se souvient aussi que certaines cantines ont fermé dans les années 70, parce qu’on y consommait trop de bière. » La tolérance était bien de mise comme le montre un extrait d’une publication de l’Arbed en 1960 qui annonce « quantité maximale autorisée par jour : entre 1,1 et 2,1 litres de bière » (selon la difficulté du travail). La culture du bistro était aussi bien ancrée dans les habitudes des ouvriers au sortir de l’usine. « Il y avait des bars tout au long des rues jouxtant les usines. Certains ouvraient très tôt pour proposer bière et schnaps à ceux qui finissaient leur poste de nuit à six heures du matin », relate Luciano Pagliarini. « Aller au bistro après la Schicht était une tradition. Pas forcément tous les jours, mais avec quatre ou cinq bières avant de rentrer », renchérit Serge Molitor.
Paternalisme Cette alimentation de (haut) fourneau est le fait des ouvriers entre eux. Elle n’est pas vraiment cachée, notamment parce que les odeurs de cuisson restaient en suspension (une anecdote de coquilles de moules jetées directement dans la ferraille en fusion y fait allusion), et est tolérée. Il n’empêche que ces moments échappent au contrôle de la hiérarchie et servent des nourritures loin des normes imposées à la restauration collective. « On ne se préoccupait pas de notre santé, on cherchait à se faire plaisir hors du temps de travail », explique Serge Molitor. Comme la création des cités ouvrières eut pour but de sédentariser et fixer une main d’œuvre qui changeait de patron au gré du montant de la tâche, les cantines ont été une manière de contrôler le temps de travail et la productivité. Les cantines collectives répondent au double objectif de rationaliser la pause-déjeuner, qui devient progressivement partie intégrante de la journée de travail, et d’assurer des conditions minimales d’hygiène et de qualités nutritives. Elles sont aussi un moyen d’étayer le lien de subordination des salariés, d’améliorer la productivité et de rechercher le consensus en stabilisant les relations sociales. « L’idée était de sortir les ouvriers de l’insalubrité, voire de la malnutrition, mais aussi de les éloigner des cafés et des bistros », rappelle Michel Feinen qui voit dans les nouvelles infrastructures comme les salles de sport en entreprise, une nouvelle forme de paternalisme.
Pagliarini cite les grandes cantines qui jouxtaient les usines : Hadir à Differdange (« véritable édifice de prestige ») ou Wolter, en face de l’usine de Belval. Il compare volontiers la cantine aux réfectoires dans l’armée ou à l’école (voire au monastère). En dehors de cela, la thématique n’est pas réellement abordée dans Gudden Appetit, faute d’exemples récents. Les histoires relatant les moment où l’usine fournissait à manger à ses ouvriers sont liés aux heures supplémentaires pour les longs chantiers. « C’était généralement infect. On a dû se battre pour obtenir mieux », se souvient Serge Molitor.
Un aspect original de la restauration collective est cependant évoqué, à l’autre bout du spectre social : les casinos. Non pas les salles de jeu, mais les « châteaux », propriétés de l’usine. (Le mot « casino », d’origine italienne, signifie littéralement « petite maison ». Il est destiné à la sociabilité ou au logement des notables.) Ces salles étaient réservées aux repas de la direction (avec des clients ou des hôtes étrangers). Les ouvriers n’y avaient accès qu’occasionnellement pour certaines fêtes, comme les remises de montres pour récompenser l’ancienneté.
Les situations décrites dans ces témoignages laissent apparaître la forte socialisation de l’acte alimentaire : se mettre à table au travail demeure le plus souvent un temps partagé. Aujourd’hui, le monde ouvrier, en usine notamment, a été largement disloqué, de nouvelles formes de restauration sont apparues, avec moins de convivialité : commande de repas à livrer, restauration rapide sur un coin de bureau, distributeurs automatiques. Reste les chantiers de construction comme espace ouvrier où les repas se prennent sur et pendant le temps de travail. Un autre sujet d’étude.