Le 14 décembre dernier à Wiltz. Un mélange de neige et de pluie alimente la boue de l’immense chantier Wunne mat der Wooltz. Un écoquartier se dressera d’ici 2030 sur cette ancienne friche industrielle de 25 hectares à la lisière du centre-ville. 1 800 habitants y sont attendus. C’est un quart de la population locale actuelle (7 500 habitants). La cheminée de l’ancienne tannerie du cuir Idéal survivra à la réhabilitation du glorieux puis décadent passé industriel de Wiltz. La rivière du même nom, canalisée à des fins d’exploitation retrouvera un lit plus naturel, bordé d’arbres. Le programme envisagé avant les années 2000 et dorénavant porté par le Fonds du logement a été l’une des raisons du choix de la capitale des Ardennes comme hotspot de l’économie circulaire au Grand-Duché. En 2015. Quand Wiltz est devenue le laboratoire de cet axe de développement économique où la production et la consommation sont envisagées de sorte qu’elles ne produisent plus de déchets.
Pour l’heure, la zone qui lie, au sud-ouest de la commune, le Wiltz industriel (la fabrique de revêtement de sols IVC, les feuilles de cuivre de Circuit Foil) au Wiltz résidentiel n’est que fange et gravats. Y défilent pelleteuses et camions bennes. Patty Koppes, la jeune coordinatrice en chef ès-économie circulaire à Wiltz (31 ans), nous accueille à la bordure du chantier, au Circular Innovation Hub, dernier né des projets locaux estampillés économie circulaire. Cette sorte de musée évolutif a une vocation pédagogique et doit présenter les développements dans la logique cradle to cradle. Cette vitrine de l’économie circulaire qui ne produit pas de déchet (en opposition à l’économie linéaire de production, consommation, rejet) est installée depuis le mois d’octobre de façon temporaire dans l’ancien atelier communal, des locaux d’une modestie revendiquée garnis par un mobilier de récup’. Pierre Koppes, échevin socialiste en charge de l’économie circulaire à la Commune et père de Patty, nous y attend. Il invite à choisir un coin dans cet ensemble éclectique de fauteuils, de chaises, de meubles et de tables en bois qui rappelle qu’ici rien ne se jette, tout se restaure.
Contre le déclin
Au milieu des panneaux et écrans installés un peu à la va-vite (le hub déménagera d’ici trois ans dans l’ancien bâtiment administratif de l’usine de cuir) pour présenter la vingtaine de projets réalisés ou en développement, le père (67 ans) et la fille détaillent, à notre demande, comment ils se retrouvent tous deux porte-étendards de l’économie circulaire à Wiltz, au Luxembourg et même à l’étranger. L’ancien directeur du lycée du Nord, échevin depuis 2000, raconte que la ville s’est convertie à l’économie circulaire par besoin et par hasard. Besoin d’abord parce que, autrefois prospère, la commune a connu un réel déclin industriel. Les drapiers, cordonniers, papetiers et tanneurs qui s’étaient installés le long de la rivière (elle-même bordée de forêts en amont et en aval) ont quitté les lieux notamment avec la liquidation, en 1961, de la tannerie Idéal qui a employé 1 200 personnes à son apogée dans les années 1950 (selon industrie.lu). Les tentatives consécutives de réindustrialisation, avec l’arrivée d’Eurofloor-Sommer (qui deviendra Tarkett), de United Caps (production de bouchons et capsules) ou encore d’Alipa (emballage industriel) n’ont que trop peu ralenti la paupérisation en cours. Le départ, dans les années 1990n de la production d’Eurofloor-Sommer (installée sur le site de la tannerie depuis 1962) a entrainé de nombreuses faillites en ville (commerces, sous-traitants, restauration), relate Pierre Koppes. En 2017, année électorale, la froide statistique du Statec faisait de Wiltz la commune luxembourgeoise (sur 105) où le « contexte de vie offert à ses habitants » était le plus « défavorable », juste devant Esch-sur-Alzette. L’indice mis à jour en 2019 (mais non présenté dans une publication), confirme le triste score. Parmi les variables de l’indice synthétique figurent la part des ménages monoparentaux, le salaire médian, la part des résidents bénéficiant du RMG, le taux de chômage et la part des personnes ayant un emploi et travaillant dans des professions de bas niveau selon la classification internationale. L’initiative Capitale 2030 lancée en 2014 par les élus communaux du LSAP (alors majoritaires) devait enrayer le déclassement. Dans ce cadre, l’investissement dans l’économie circulaire ambitionne toutefois moins de réindustrialiser massivement la commune que d’insuffler un nouveau mode de production et de vie, plus durable, explique l’échevin.
Par hasard ensuite, ou plutôt par un concours de circonstances, la secrétaire d’État à l’Économie Francine Closener (LSAP) a proposé en 2015 à Wiltz de devenir le laboratoire national de l’économie circulaire. Celle qui siège aujourd’hui à la Chambre explique s’être appuyée sur le développement éco-socialement responsable de Wunne mat der Wooltz (quartier pauvre en voitures où les espaces de vie en communauté sont privilégiés), sur la présence de « plusieurs entreprises circulaires sur place » (principalement le concepteur de revêtements de sols durables Tarkett dans le zoning du Salzbaach), mais aussi sur la « volonté politique de soutenir plusieurs projets circulaires ». La couleur politique de la commune à cet instant présageait la possibilité d’une coopération fructueuse avec le ministère de tutelle boulevard Royal dirigé, comme de coutume, par un socialiste, en l’espèce Etienne Schneider, lequel pouvait avancer son initiative éco-environnementaliste. « L’étude Rifkin » réalisée en 2016 en restera le symbole le plus emblématique avec un cérémonial tapageur à Luxexpo en présence des huiles politiques (avec le vice-premier en vedette) et économiques, mais aussi du futurologue himself. Mais l’économie circulaire, englobée par le concept de Troisième révolution industrielle vendu en série par Jeremy Rifkin (les Hauts-de-France avaient également dépensé, comme le Luxembourg, autour de 400 000 euros pour un projet aujourd’hui au point mort), n’a, dans l’ensemble, été portée que par les seconds couteaux de la première coalition Bettel.
Billet vert
Un crochet par la revue de presse du Service information et presse (dont les archives débutent en 1999) informe que d’Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek est, en avril 2000, le premier journal luxembourgeois à avoir défendu le concept d’économie circulaire, alors tout juste théorisé. La Kreislaufwirtschaft est évoquée parmi des innovations, « die ökologisch sinnvoll, inzwischen aber vor allem standortpolitisch wichtig und für die Schaffung von zukunftsfähigen Arbeitsplätzen bedeutend sein könnten ». Le quotidien communiste traite les années suivantes régulièrement de la thématique, principalement associée à la politique agricole et à sa dimension productiviste. Et c’est de ce côté du spectre politique que l’économie circulaire est adoptée. Mais localement seulement. Comme l’explique l’universitaire Steffen Boehm dans un article publié dans la revue Ephemera, le concept d’économie circulaire a permis au début des années 2000 de dédiaboliser les théories pour une économie durable, nées dans les années 1970 (comme le rapport Limits of growth pour le Club de Rome), jusque-là associées à des écologistes ou altermondialistes jugés extrémistes, parce qu’elles pointaient du doigt les méfaits de la globalisation de l’industrie et le peu de régulation lié aux politiques néo-libérales. « Sustainable growth can be best sold when its procedures demonstrate to be valuable », écrit Steffen Boehm. L’économie circulaire met fin à l’antagonisme entre l’économie et l’écologie. C’est ainsi que la Fondation Ellen MacArthur (en collaboration avec le cabinet McKinsey) et la Commission européenne sortent, coup sur coup en 2013 et 2014, les revendications pour une économie durable du carcan gaucho et écolo. Toutes les familles politiques (en Europe occidentale, mais aussi au Japon ou en Chine) s’en saisissent de manière décomplexée en prétendant qu’on peut faire du fric en protégeant l’environnement. Dans le cadre de l’économie circulaire, l’utilisation des ressources porte une haute valeur ajoutée. La conception, d’un bâtiment par exemple, est envisagée pour que ses composants soient réutilisables de manière perpétuelle. Il peut être démonté après son utilisation. Mais il peut aussi être utilisé de manière optimale. Un restaurant peut servir de co-working space en dehors des heures de service. Des ateliers et outils mis à disposition des communautés permettent de réparer les objets abimés. Les accessoires qui peuvent être mutualisés, comme du matériel de jardinage (que l’on utilise ponctuellement), le sont. L’économie circulaire est aussi un nouveau mode de vie qui permet un resserrement de communautés relocalisées, de proximité.
C’est à ce genre d’initiatives, existantes à Wiltz avec le Maker Space Colab, l’atelier KlimBim ou le festival DIY (do it yourself), que Patty Koppes travaille. Architecte de métier, elle a été nommée par le conseil échevinal en mai dernier pour coordonner les projets en cours et en identifier de nouveaux. Elle infuse dans les services municipaux le concept d’économie circulaire (déjà doté d’une charte depuis 2017), finalement assez abscons si l’on ne fait pas l’effort de s’y intéresser. « Beaucoup de gens ne comprennent pas le sujet. C’est vraiment plus que du recyclage », insiste celle qui veut aussi prêcher la cause auprès d’autres communes et des écoles, dans ce hub justement, mais les limitations de rassemblements liées au Covid-19 freinent son engagement, visiblement chevillé au corps. D’autres barrières se posent, à commencer par les coûts inhérents à l’investissement dans la conception circulaire. L’expertise est encore embryonnaire au Grand-Duché et les projets, de construction notamment, sont peu nombreux. Citons toutefois l’ensemble d’appartements Nesto à Wiltz « construit pour être reconstruit », et pensé par ProGroup, société du fer de lance de la thématique Romain Poulles. Les premiers projets coûtent davantage que les suivants. « Le challenge, c’est de réaliser les solutions qu’on a en tête, de trouver des informations pas disponibles du premier coup. On creuse un petit peu plus loin que d’habitude, ça prend du temps », regrette Patty Koppes.
Adoption mitigée
La bienveillance de la population locale envers la thématique resterait mitigée selon les différents témoignages recueillis. « Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est généralisé », concède Pierre Koppes. Sa fille a bien conscience de l’investissement communal, les surcoûts sur les dépenses comme pour la rénovation de l’hôtel de Ville en cours, avec « un maximum d’éléments d’origine », mais aussi des robinets équipés pour gazéifier les bouteilles, et donc ne plus en acheter et ni en acheminer. « Concrètement, on se pose régulièrement la question de savoir si la relation coût-bénéfices est raisonnable ». Le salaire de Patty Koppes est aussi à la charge de la commune. Ses fonctions étaient auparavant assumées par des conseillers de Luxinnovation (émanation du ministère de l’Économie) mis à disposition, Marcel Klesen puis Jean-Claude Backendorf. Mais l’aide a été stoppée fin 2018, nous disent les Koppes.
L’investissement du ministère de l’Économie s’est un peu évanoui après les élections de 2018 et le départ de Francine Closener. Les ministres verts, Claude Turmes (successeur de Camille Gira, très impliqué, à l’Énergie) et Henri Kox, responsable du Fonds du logement (développeur de Wunne mat der Wooltz mais aussi du Circular Innovation Hub), se sont montrés de plus en plus présents sur cette problématique. Le nouveau ministre de l’Économie Franz Fayot s’est toutefois rendu à Wiltz en juin dernier à l’invitation de la Fedil dont la présidente, Michèle Detaille, dirige No-Nail Boxes (caisses pliantes en bois contreplaqué pour l’industrie) et Codipro (fabricant d’anneaux de levage), deux entreprises du groupe Alipa implantées sur le site de Salzbaach à Wiltz. Dans un communiqué, le ministre socialiste considère la ville de l’Oesling comme « un laboratoire vivant pour l’économie circulaire » et estime que la ville peut « véritablement (sic) servir de modèle pour les autres communes ». Le ministre installé en février 2020, juste avant la déferlante Covid-19, a également lancé en toute fin d’année dernière un sondage pour identifier les entreprises qui pourraient se prévaloir d’une certaine circularité dans leur processus de production, signe que le ministère avait perdu le fil de ses engagements dans la problématique, mais qu’il souhaite le renouer. En 2015, le ministère du boulevard Royal avait présenté un rapport de 500 pages (commandé à une firme externe) qui faisait valoir que les procédés circulaires permettraient d’économiser jusqu’à un milliard d’euros par an et de créer 2 200 emplois d’ici trois ans. Le rapport indiquait en outre qu’entre 7 000 et 15 000 personnes travaillaient déjà, sans vraiment le savoir, selon les préceptes de l’économie circulaire. Les produits acier d’ArcelorMittal à base de ferraille industrielle retraitée en font partie. L’intérêt du gouvernement nourrit la détermination du couple Koppes. « La reconnaissance, c’est important », témoigne le père. « Si des ministres viennent, alors on est sur la bonne voie. ».
Pierre Koppes, échevin à Wiltz