Avignon, si familier et si nouveau. Les trompettes du « in » résonnaient comme avant la pandémie, affiches et tracts du « off » pleuvaient comme si de rien n’était, le public était au rendez-vous, et pourtant quelque chose semblait pourri au royaume du théâtre. D’où sourdit alors cette sournoise intranquillité qui n’avait rien d’une quelconque exaltation cathartique, mais tenait plutôt d’une inquiétante étrangeté, de l’un-heimlich, signe pour Freud d’un monde ancien, connu et refoulé ? Un monde qu’on espérait révolu, dominé par les guerres, les dictatures et les intempéries, résumé par les trois fléaux de la Provence, le Parlement, le Mistral et la Durance. Et voilà que guerres et catastrophes climatiques sortaient des tréteaux pour ré-envahir la rue. Rendons grâce à Olivier Py, qui tira sa révérence après dix ans à la tête du festival, d’avoir toujours su accorder la part du lion à ces problématiques qui de futur menaçant sont devenues présent accablant. Son ego, toutefois, ne le fit pas toujours sans emphase ni grandiloquence.
Iphigénie : le théâtre sacrifié
L’édition 2022 prit son envol sur une ironie du sort : trop de Mistral retarda le début d’Iphigénie alors les Achéens n’en finissaient plus d’attendre la levée du vent pour lever les voiles vers Troie. Les dieux ou, si vous voulez les hommes (point besoin d’écriture genrée ici), sont formels : pour amadouer Neptune, Agamemnon, roi des Grecs, doit sacrifier sa fille Iphigénie. Tiago Rodriguez, qui prendra les rênes du festival l’année prochaine, a écrit un remake d’Euripide en dépouillant, plus d’un siècle après Nietzsche, les dieux de leur pouvoir. Mais on a beau les déloger de leur place, on garde l’essentiel, la place. Et la nature humaine ayant horreur du vide, les hommes de pouvoir, Agamemnon, son frère Ménélas, le téméraire Achille et le fourbe Ulysse s’empressèrent d’usurper cette place. Clytemnestre, la mère, était la seule à s’opposer au sacrifice, alors qu’Iphigénie accepta sa mort, non pas pour raison d’Etat, mais par un libre et presque joyeux assentiment à son destin d’être humain. Donnée à l’Opéra Grand Avignon, la mise en scène et la scénographie, signées Anne Théron, étaient fort belles, mais rimaient par trop avec solennelles. Les protagonistes s’écoutaient déclamer non sans emphase et l’attente des Achéens se confondait peu à peu avec l’ennui du spectateur.
La tempesta : décoiffant
Une tempête ? Non Sire, c’est un tsunami ! Un tsunami de leçon de théâtre que nous offrit Alessandro Serra à l’Opéra Grand Avignon avec sa mise en scène de la célèbre pièce de Shakespeare qui a marqué aussi bien Beethoven qu’Aimé Césaire. Dès le lever du rideau, le spectateur plongea sous un énorme voile noir, une vague voguant au-dessus de l’esprit, Ariel qui virevoltait dans une extase où on sentit autant de grâce que de force. Le metteur en scène italien, qui se dit lui-même shakespearien jusqu’au bout des planches, avait ramené le spectacle à moins de deux heures, l’avait épuré en rapetissant le décor à des lumières, des costumes et … une planche, planche de salut parfois qui rapprochait les amoureux, planche de discorde d’autres fois qui menaçait l’adversaire. On connaît trop l’histoire pour la raconter en détail : rappelons que Prospero, potentat déchu, magicien à ses heures, prend le pouvoir sur une île déserte, asservissant Ariel, l’ange du ciel, et Caliban, démon des enfers. Aimé Césaire, chantre de la négritude, a vu dans cette pièce (aussi) une charge contre le colonialisme avec Ariel dans le rôle du collabo harki et Caliban incarnant le rebelle. En confiant ce rôle au seul Noir de la distribution, Serra fit un beau pied de nez au politiquement correct, caricaturant l’injonction qui interdit au vieil homme blanc d’endosser le rôle de la jeune esclave noire. Le magicien Serra nous a enchantés, jusque dans le happy end qui vit pardonner Prospero à ses ennemis et libérer ses esclaves. Ce fut Shakespeare revu par le rêve et la commedia dell’arte, mais le maître de Stratford-upon-Avon ne les avait-il pas déjà sublimés plus souvent qu’à son tour ?
Richard II : le peuple et les people
Shakespeare, toujours ! Qui s’en plaindra ? Le génial Micha Lescot en Richard II, magistralement mis en scène par Christophe Rauck, n’avait rien à envier au non moins génial Lars Eidinger en Richard III, prodigieusement mis en scène, il y a quelques années, ici-même par Thomas Ostermeier. Mais le second fut fauve, là où le premier se fit félin. Il n’y avait qu’à le voir s’élancer, dandy androgyne, tout de blanc vêtu, sûr de son pouvoir comme pouvait l’être un Louis II de Bavière, roi qui se prenait pour le roi, s’adressant au ciel et aux mots plus qu’à la terre et aux maux du peuple, laissant cette basse besogne à Bolingbroke (excellent Eric Challier), mâle politique qui lui ôta vie et pouvoir. Il n’y avait qu’à l’admirer aussi, dialoguant avec sa couronne posée sur un ballon qui ne tarda pas à faire pschitt, à l’image du Charlot-dictateur jouant avec son globe, de Hamlet aussi, doutant et dialoguant avec le crâne. Toute la distribution était à la hauteur avec une mention spéciale pour Thierry Bosc, en Jean de Gand et en York, qui n’avait pas peur d’en rajouter dans l’emphase et les tremolos. La scénographie, quoique sobre et belle, n’arrêtait pas de surprendre, et il n’y avait guère que le dernier quart d’heure pour tempérer quelque peu notre enthousiasme avec cette vidéo envahissante qui projeta, façon soap-opera, des gros plans sur les protagonistes. Il est vrai que la grande Histoire est faite de petites histoires, où la saga familiale façon Gala rattrape bien souvent l’épopée historique.
Le Moine noir : La Cour, côté jardin
L’austère Cour d’honneur n’avait rien d’un manoir pour accueillir Le Moine noir, cette courte nouvelle dont Kirill Serebrennikov tira une longue pièce. Du festival de Cannes à celui d’Avignon, l’opposant de Poutine est devenu la coqueluche de l’intelligentsia occidentale. Long comme la guerre d’Ukraine, le spectacle permit au metteur en scène d’étaler son étonnante virtuosité que beaucoup de critiques n’hésitaient pas à qualifier de gratuite, voire de superficielle. Et pourtant, quelle maîtrise pour s’approprier l’immense scène : le côté Cour d’honneur se fit côté jardin avec trois baraquements ou serres, tantôt immobiles, tantôt mobiles, où évoluaient tantôt Kovrine, l’intellectuel noble et fou, tantôt Pessotski, son hôte bourgeois et commerçant, féru d’horticulture, tantôt encore le peuple, jardiniers et serviteurs. Comédiennes, danseurs, chanteuses et musiciens virevoltaient, vociféraient, péroraient, convulsaient et riaient, à l’image de l’ultime scène où tournait comme des derviches une ribambelle de moines noirs. Ces moines noirs que Kovrine, lui-même démultiplié en trois personnages, hallucinait dans ses accès de folie follement vécus par un extraordinaire trio d’acteurs. Pour savoir qui était le plus fou (le bourgeois qui compte, la femme qui aime ou le psychotique qui délire), Sebrennikov multipliait les points de vue en faisant répéter à ces différents protagonistes les mêmes phrases. Certes, en juxtaposant les points de vue, la pièce perdit quelque peu le coté flou du fou et opposa les points de vue au lieu de les brouiller dans une folle synthèse. Ce qui n’empêchait pas le spectateur lui-même de perdre parfois la boule face à des images et scènes souvent d’une hallucinante beauté, face aussi à une pièce dépiécée en plusieurs langues. Répétition et longueur n’amenaient nulle langueur cependant dans cette admirable nef des fous qui naviguait avec jouissance sur ce spectacle-fleuve monté avec le Hamburger Thaliatheater.
Danses et performances
Si Olivier Py a rendu ses lettres de noblesse au théâtre de la parole, ce pléonasme qui est devenu un oxymore sous ses prédécesseurs immédiats, on continuait cependant à danser et performer beaucoup en Avignon. N’a-t-on pas déjà remplacé le mot théâtre par l’euphémisme « spectacle vivant » ?
À presque trente degrés encore, bien après le coucher du soleil, le Futur proche de Jan Martens aurait dû s’appeler le présent immédiat. La sécheresse et la canicule ont presque réussi à ridiculiser les propos apocalyptiques que le chorégraphe flamand faisait projeter sur les murs du vénérable palais. Le spectacle commençait cependant dans l’insouciance, quand les danseurs peu à peu entraient sur la scène, s’asseyant sur un énorme banc, devisant gentiment, ajustant leurs lacets. Au son du merveilleux clavecin de la polonaise Goska Isphording, les dix-sept danseurs et danseuses esquissaient ensuite leurs mouvements qui, au fil des minutes parfois un peu longues, se firent de plus en plus statiques et torturés. Les interprètes essayaient ensuite, en véritables Sisyphes, de remplir un énorme bac d’eau, avant de s’y tremper, groupe après groupe, sans parvenir cependant à se laver du péché d’avoir meurtri la planète. Nous étions loin des spectacles provocateurs et, disons-le, d’une beauté souvent hallucinante de la première génération des plasticiens flamands, suivez mon regard, pour assister cette année à une production plus sobre, remplissant à minima l’imposante scène, mais qui nous interpellait plus qu’elle ne nous émouvait.
Côté flamand toujours, le One Song de Miet Warlop s’inscrivait comme quatrième acte dans la série Histoire(s) du Théâtre. Plus vite, plus haut, plus fort … et plus bruyant fut la devise de cette performance qui vit quatre musiciens et sportives s’affronter jusqu’à l’épuisement total. Comme dans la Symphonie des Adieux de Haydn, ils rendaient une à une leur partition, au bout d’un effondrement total. Pour bien souligner (surligner ?) le côté excessif du spectacle, on fournissait avec un geste appuyé des boules Quies à l’assistance. A l’heure-même où le Tour de France établissait un nouveau record de vitesse, une musique répétitive, digne de Steve Reich, rythma la prouesse sportive qui se termina dans une véritable transe onirique. Avouons que certains spectateurs se lassaient plus vite que les (excellents) performeurs.
Il y eut du sport encore dans Jogging, one-woman-show où la Libanaise Hanane Haj Ali hésita entre course-à-pied, café-théâtre et conférence sur le personnage de Médée. L’artiste chercha le contact avec le public qui semblait apprécier, mais cet interactif laissa plutôt passif.
Personne, malheureusement, n’a le monopole de la fugue de la mort, de ce lait noir de l’aube que nous buvons matin, midi, soir et nuit. Comment ne pas penser au chant de Celan en voyant Milk du Palestinien Bashar Murkus, certainement un des plus beaux moments du festival ? Cinq femmes, des tragédiennes au sens fort et plein du terme, pleuraient la mort de leurs enfants qu’elles essayaient désespérément de ressusciter. Elles manipulaient à cet effet des mannequins plus grands qu’elles, ces mêmes mannequins avec lesquels les étudiants en médecine apprennent à sauver des vies. Une femme enceinte surgit, un enfant naquit et coupa son cordon qui l’enchaînait à la mère, à la guerre, à la mort … pour la vie (?). Un lait blanc et vain coula des seins, des yeux, de tous les pores de ces mères qui se rebellaient pour la vie de leurs fils comme Clytemnestre se rebella contre la mort de sa fille. Elles se battaient avec des matelas noirs dont elles firent des sépultures, des plages et des montagnes. La douleur, la révolte et le désespoir les rendaient muettes, et la sublime beauté des différents tableaux contrastait avec le tragique du propos. Ainsi, l’anecdotique de la colère le céda à l’universel du deuil.
La danse, en Avignon, est flamande, arabe et africaine. Le Sacrifice de la Sud-Africaine Dada Masilo boucla la boucle qui s’ouvrait, on s’en souvient, sur l’holocauste d’Iphigénie. De fantastiques danseurs et musiciennes faisaient se rencontrer le Sacre du printemps occidental et la danse d’été tswanaise. Voix superbes, corps sublimes, mouvements d’une sauvagerie contrôlée, musiques de cris et chuchotements, humour espiègle, la tendresse épousa la violence et l’amour ne divorça point de la rébellion. Au-delà des mers, des vents et des cultures, ce fut, à la fin du festival, une superbe suite de tableaux parlant de lutte et de fraternité, voire, comme on dit aujourd’hui, de résilience. Un résumé, en quelque sorte, du chant de cygne d’Olivier Py..