Le public s’est pressé au studio du Grand Théâtre, pour bien remplir la salle de cette énième spectacle de Wim Vandekeybus. Habitué des Théâtres de la Ville de Luxembourg, pour y proposer une nouvelle création quasi chaque année, Vandekeybus ne déçoit que rarement, voire jamais. Ici, avec Hands do not touch your precious Me, le chorégraphe flamand mêle son univers à celui du plasticien congolais Olivier de Sagazan et de la compositrice électroacoustique Charo Calvo. Un travail pluridisciplinaire dans lequel le trio et huit danseurs et danseuses embarquent le public dans une expérience spectaculaire proche d’une déclinaison rituelle de la création scénique.
Chorégraphe acclamé, Wim Vandekeybus est tout à la fois, chorégraphe, danseur, cinéaste et photographe. Avec Ultima Vez, sa compagnie qu’il fonde au milieu des années 1980, son travail est vite remarqué au travers de ses premiers spectacles What the body does not remember et Les porteuses de mauvaises nouvelles. En trente-cinq ans de création, et près d’une cinquantaine de spectacle, Vandekeybus aura marqué au fer rouge le monde de la danse contemporaine.
Charo Calvo, longtemps danseuse pour Ultima Vez, étudie la composition électroacoustique pour y exulter depuis plus de vingt ans. Danse, théâtre, film, vidéo, installations audiovisuelles, ou encore pièces acousmatiques, son travail sonore et musicale s’installe dans une forte expérimentation, là où elle trouve à distiller un langage personnel est fondamentale pilier d’une dramaturgie du son sans cesse en mutation.
Olivier de Sagazan, lui, n’avait rien à voir avec le spectacle vivant. Biologiste de formation, il s’engouffre dans les affres de la peinture et de la sculpture avec l’envie d’y questionner la vie organique. De là, il fait vivre la matière, puis, utilise l’argile pour se transformer lui-même, et contempler ce qui en émane. Surviennent « objets », formes, créatures, et monstres naissant de la matière pour vivre à la scène dans des performances où personne ne sait qui s’y cache, un homme ou une bête…
Couplant leur langage et leurs explorations analytiques, Vandekeybus, Calvo et Sagazan remontent à cette ligne ténue entre corps et humain. Quand le chorégraphe belge place au cœur de son travail l’énergie vitale du corps mettant en opposition l’impulsion et l’instinct, le sculpteur transforme ce corps pour l’anonymiser ou le « vider », et la compositrice propose une réverbération acoustique de ces nouveaux corps qui se transfigurent. Hands do not touch your precious Me rassemble cette obsession d’un corps qui, en scène, n’est ni humain, ni animal, ni groupe, ni individu, se disloquant à chaque fois qu’il tente de prendre une forme pérenne. Ce corps, le trio en fait autre chose, à ne pas nommer, mais en tout à vénérer.
Titré d’un vers vieux de 4 000 ans, l’hymne écrit par la grande prêtresse sumérienne Enheduanna à la déesse Inanna, Hands do not touch your precious Me relate aussi de cette divinité, sa descente aux Enfers, sa personnification du paradoxe humain, et de fait, les tensions de nos vies de mortels. De la tirade ancestrale, Vandekeybus retient le « moi », définit ici comme « capacité culturelle », et devenu dénominateur de son travail chorégraphique en présence. Un « moi » couplant les possibles, sorti d’une histoire mystiques incomplète que la troupe fait renaitre en un monde scénique sombre, allant au rituel sacrificiel.
Dialogue entre les univers des trois artistes, le spectacle revitalise une vieille mythologie, par des corps en scène se transformant par la danse, la sculpture et le son. Portés par le chorégraphe et le sculpteur qui font figure de maîtres artisans, en scène eux-aussi, les interprètes deviennent petit à petit des sculptures vivantes façonnées de bruits, matières et mouvements. Conservant leur architecture humaine, tous et toutes se montrent recréés mais n’en abandonnent pas pour autant leur fragilité de chair, démontés successivement par ceux restés eux-mêmes. Se voit en scène, plusieurs combats, ceux d’hommes et de femmes luttant face à la transformation, celui d’un chorégraphe luttant face à lui-même pour créer, celui d’un sculpteur avide de tout modeler, et celui d’une compositrice essayant de rythmer cette prose visuelle en scène qui ne s’arrête jamais.
Hands do not touch your precious Me est un spectacle prenant, épatant, qui joue aussi d’arrogance, avec le chorégraphe en scène tel une figure patriarcale surpuissante, néanmoins désarçonnée par ses propres créatures intérieures, celle que créé Olivier de Sagazan tels des éléments de terre, sculptés au rythme d’une musique faisant bouillonner la potion du chamane. Une histoire dansée où les cieux interviennent désignant comme magicien Vandekeybus, Sagazan en sorcier, pour les opposer dans une confrontation pour la paternité des danseurs et danseuses se démenant à exister dans la fantasmagorie.