Le calme est revenu dans le nord du Kosovo à majorité serbe, mais la tension reste palpable. Les Serbes continuent de manifester devant les mairies, toujours protégées par des barrières métalliques. Dans les rues de Zvečan, Leposavić et Zubin Potok, les troupes de la force de sécurité de l’Otan (Kfor) patrouillent ostensiblement, fusils-mitrailleurs à portée de main. Les effectifs, qui n’avaient cessé de fondre depuis leur déploiement à la fin de la guerre de 1999, ont été renforcés après les émeutes du 29 mai : 700 recrues seront prochainement envoyées sur le terrain pour épauler les 4 000 déjà sur place et éviter de nouveaux dérapages.
En revanche, les forces spéciales de la police du Kosovo se font discrètes, à la demande de la Kfor, tant leur présence irrite les Serbes du Nord. Depuis son arrivée au pouvoir, au printemps 2021, le Premier ministre Albin Kurti les met en avant pour montrer que son autorité s’exerce dans tout le Kosovo, y compris le Nord à majorité serbe. Ce souverainiste de gauche entend par ailleurs que le « dialogue » avec la Serbie, poussivement mené depuis 2011 sous l’égide de l’Union européenne, ait lieu sur de nouvelles bases : celles de la « réciprocité ». Pour rappel, Belgrade ne reconnaît pas l’indépendance de son ancienne province, proclamée en 2008, de même que cinq pays membres de l’UE.
Les plaques d’immatriculations de la colère
C’est d’ailleurs en invoquant ce principe de « réciprocité » qu’Albin Kurti a voulu interdire l’utilisation de plaques d’immatriculation émises par la Serbie pour les véhicules appartenant à des citoyens du nord du Kosovo durant l’été 2021. Les tensions actuelles puisent là leurs racines. L’enjeu n’a en effet rien de trivial : une plaque cela se voit, contrairement à un passeport, qui peut se mettre dans une poche. En outre, les véhicules immatriculés par Pristina sont toujours mal vus en Serbie, malgré les accords de libre circulation entre les deux pays. Cette décision a donc provoqué de très fortes tensions, d’abord à la rentrée 2021, puis de nouveau à l’été 2022. L’émissaire européen pour le dialogue entre le Kosovo et la Serbie, le Slovaque Miroslav Lajčák, s’était bien targué d’avoir obtenu in extremis un accord fin août 2022, mais la crise est repartie de plus belle quand le délai pour sa mise en œuvre est arrivé à échéance. En guise de protestation, les Serbes ont fini par démissionner collectivement des institutions du Kosovo, le 5 novembre 2022. Dont les maires des quatre communes du Nord, cette petite région de 1 800 km2 où vivent un peu moins de quarante pour cent des 120 000 Serbes toujours présents au Kosovo, soit environ sept pour cent de la population.
Invoquant son souci de « légalité » et de respect de la Constitution, le gouvernement de Pristina a ensuite convoqué des élections municipales anticipées, qui se sont finalement tenues le 23 avril dernier, malgré le boycott annoncé de la Lista Srpska. Ce parti, téléguidé par Belgrade, truste depuis une décennie tous les mandats réservés à la minorité au Kosovo. Résultat : de nouveaux maires albanais ont bien été élus, mais la participation a à peine dépassé les trois pour cent. De fait, pour la population serbe, ils n’ont aucune légitimité. Ces édiles ont prêté serment jeudi 25 mai, avant d’essayer de prendre possession des bâtiments municipaux le lendemain, sous la protection des unités spéciales de la police du Kosovo. Une manœuvre qui a relancé l’habituelle escalade de tensions : rassemblements serbes, violente réaction policière… Après une courte accalmie les manifestations ont viré à l’émeute le 29 mai. Avec une nouveauté de taille : le déploiement de la Kfor pour les contenir.
Or, ces soldats occidentaux n’avaient plus été engagés dans des opérations de maintien de l’ordre depuis la proclamation d’indépendance du petit pays. « Le retour de la Kfor est un mauvais signal pour le gouvernement de Kurti », analyse Belgzim Kamberi, de l’Institut Musine Kokalari, un think tank social-démocrate de Pristina. « Cela signifie que la souveraineté du Kosovo sur le nord est toujours illusoire, puisqu’aujourd’hui la zone est directement reprise en main par l’Otan. »
Les pressions occidentales sur Pristina
Autre nouveauté, la responsabilité de la crise a été presque entièrement rejetée par les Occidentaux sur les autorités de Pristina, exonérant de facto celle de Belgrade. Dès les premières manifestations, le secrétaire d’État américain Anthony Blinken a dénoncé le risque d’une « escalade des tensions » imputable au Kosovo. Mais Albin Kurti a fait la sourde oreille, déterminé à aller jusqu’au bout. « Le Premier ministre kosovar est fautif dans la crise, car il a investi les maires albanais non reconnus par la majorité serbe et insisté pour les faire travailler dans les bâtiments des municipalités, et ce malgré les conseils de la communauté internationale. Par-dessus, il y a eu usage unilatéral de force, sans nous consulter », a souligné le général Michaele Ristuccia, commandant de la Kfor.
Depuis, tous les pays occidentaux se sont ralliés à cette ligne. En visite à Pristina le 6 juin, Miroslav Lajčák et l’envoyé des États-Unis pour les Balkans occidentaux, Gabriel Escobar, ont donné trois jours au gouvernement d’Albin Kurti pour retirer sa police des mairies du Nord, installer les maires albanais dans d’autres bâtiments administratifs, et organiser de nouvelles élections avec la garantie de la participation des Serbes. « Le dialogue doit se poursuivre, l’association des communes serbes doit être formée », ont-ils martelé, menaçants. « Sinon, la porte de l’UE sera fermée avec toutes les conséquences que cela entrainerait : l’instabilité dans nos relations, le manque de financements et une limitation de la liberté de circuler », a insisté Gabriel Escobar.
Pour s’assurer d’avoir fait passer le message, les États-Unis avaient annoncé un peu plus tôt une première salve de sanctions : les Forces de sécurité du Kosovo, qui n’ont toujours pas le statut d’armée, ont été exclues de l’exercice militaire Defender Europe 23 de l’Otan. Surtout, les États-Unis, vont cesser tous leurs efforts pour aider le Kosovo à être reconnu par les pays qui ne l’ont pas fait et à s’intégrer dans les organisations internationales. « Une décision injuste », a déploré Albin Kurti, rappelant au micro de Radio Free Europe l’engagement pro-atlantique de son pays, avec les accents parfois pathétiques d’un amoureux éconduit. Les États-Unis ont toujours fait figure de parrains et d’indéfectibles défenseurs du Kosovo, depuis les bombardements de l’Otan contre le régime de Slobodan Milošević, en 1999. Mais l’intransigeance et le dogmatisme dont Albin Kurti fait preuve depuis son accession au pouvoir agacent les émissaires européens et américains, qui, tout comme les Serbes du Kosovo, avaient cru sa promesse qu’il s’engagerait dans un dialogue direct avec la minorité Serbe et assurerait l’application de ses droits.
Pourquoi préserver Belgrade
Le virage de l’Occident s’explique surtout par les contraintes de la géopolitique. Si les diplomates américains et européens soutiennent depuis des années Aleksandar Vučić, persuadés qu’il « normalisera » les relations avec le Kosovo, il est encore plus courtisé depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Afin d’éviter que Belgrade ne dérive trop vers le « grand frère russe », les Occidentaux ne font même plus semblant d’essayer de mettre la pression sur le président serbe, malgré sa dérive autoritaire. Du reste, cette nouvelle crise dans les Balkans est du pain bénit pour la Russie, qui ne peut que se réjouir de l’image de soldats de l’Otan blessés et trainés dans les rues du Kosovo. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, n’a pas manqué de jeter de l’huile sur le feu, assurant qu’une « grande explosion menaçait de se produire au cœur de l’Europe ». Sans qu’il soit possible d’attribuer aux autorités russes la moindre part de responsabilité dans les événements des derniers jours.
« Il y a beaucoup de responsables à la crise actuelle », souligne Miodrag Milićević, qui anime l’ONG Aktiv, basée à Mitrovica-nord et engagée de longue date dans le dialogue intercommunautaire. « Bien sûr, l’attitude de Pristina a été irresponsable, mais pour danser le tango, il faut être deux et Belgrade n’a fait que souffler sur les braises. Quant à la communauté internationale, elle a répondu bien trop lentement pour éviter la flambée de violence à laquelle nous venons d’assister. » Le sort du Kosovo semble en effet se jouer dans deux réalités déconnectées. Alors que la crise actuelle était à bien des égards aussi inéluctablement prévisible que le destin d’une tragédie grecque, la diplomatie européenne se félicitait un peu hâtivement, le 18 mars dernier, à Ohrid, en Macédoine du Nord, de la conclusion d’un accord « historique » entre Belgrade et Pristina. Depuis, l’homme fort de Belgrade a multiplié les rodomontades, jurant qu’il ne signera jamais « aucun document international juridiquement contraignant avec le Kosovo » et évoquant même une campagne de « nettoyage ethnique » contre les Serbes. Sans jamais s’attirer les foudres de Bruxelles ou de Washington. À l’inverse, les pressions sont restées très fortes sur Albin Kurti pour le contraindre à mettre en place une Association des communes à majorité serbe, dont la mise en œuvre a été signée en 2015 par ses prédécesseurs. Or, le Premier ministre kosovar y a toujours été hostile, craignant que cela ne soit le prélude à une autonomie voire à une sécession des zones serbes.
Rejouer la carte de « l’unité nationale » en Serbie
Reste désormais à savoir si la puissante révolte citoyenne contre la violence qui secoue la Serbie depuis plus d’un mois pourra changer la donne. Ces manifestations hebdomadaires, consécutives aux tueries qui ont fait 18 victimes les 3 et 5 mai, rassemblent des dizaines de milliers de citoyens à chaque fois. Et défient de plus en plus directement le président Vučić. Le ras-le-bol s’étend même jusqu’aux Serbes du Kosovo: les représentants de la Srpska Lista ont été hués par une partie des manifestants devant les mairies du Nord. « Les gens se sentent depuis longtemps humiliés, victimes d’injustice et aujourd’hui il n’y a plus personne pour les guider », explique Tatjana Lazarević, la rédactrice en chef de Kossev, le dernier média indépendant du Nord au Kosovo. Selon elle, les récentes émeutes sont la preuve que la population perd confiance dans ses élus téléguidés par Belgrade. D’autant qu’au moment où les maires albanais tentaient de prendre leurs fonctions et que les manifestations commençaient, toute la direction de la Srpska Lista était sur la route de Belgrade pour participer au contre-meeting convoqué par Aleksandar Vučić.
Un rendez-vous raté. La mobilisation ne s’est pas révélée à la hauteur de ses espérances. Sur la défensive, l’homme fort de Belgrade en appelle donc aujourd’hui à « l’unité nationale » des Serbes pour reprendre la main. L’armée est en « état d’alerte maximale » et le restera « jusqu’à nouvel ordre » près de la frontière avec le Kosovo. « La crise du Kosovo tombe à pic pour le régime », remarque Raša Nedeljkov du Centre pour la recherche, la transparence et la responsabilité, une ONG qui défend l’État de droit. « On s’en sert pour revitaliser le sentiment anti-occidental, tout en diabolisant ceux qui participent à la révolte citoyenne, qualifié d’ennemis intérieurs. » Le pouvoir encourage même ses satellites d’extrême droite à prendre le relais. Le 2 juin, un rassemblement a ainsi été convoqué devant la statue du tsar Nicolas II, un vendredi soir, jour traditionnel des manifestation de l’opposition. « Le message est clair », estime Žarko Korać, psychologue et ancien vice-président du Parlement de Serbie : « Il faut défendre le Kosovo et pas critiquer le pouvoir, en se plaçant sous la protection de Moscou. »