Les Kosovars fêtent les quinze ans de leur État-nation. L’euphorie peine à cacher les multiples fractures, notamment ethniques. Reportage

Morne fête

Le 17 février à Pristina, un enfant aux couleurs du Kosovo, l’autre à celles de l’Albanie
Foto: AFP-Ngankapress
d'Lëtzebuerger Land vom 24.02.2023

Le Kosovo a célébré ses quinze ans d’indépendance le 17 février dernier. Avec en main des drapeaux kosovars bleu et jaune, des drapeaux albanais noir et rouge ou des bannières étoilées des États-Unis, une foule en liesse a assisté au défilé militaire. « Février ne compte pas beaucoup de jours, mais le 17 est la date la plus importante de l’année. Elle marque l’ouverture d’un chapitre irréversible dans l’histoire moderne du Kosovo », a déclaré le Premier ministre Albin Kurti depuis l’estrade installée sur la place Zahir Pajaziti. Avant lui, la Présidente Vjosa Osmani avait salué les membres de la police et des forces de sécurité du Kosovo. « Ces hommes et ces femmes sont les héritiers de l’Armée de libération du Kosovo (UÇK) qui ont défendu et formé notre État », a-t-elle scandé, remerciant également les membres de l’Otan, « tous les pays amis du Kosovo et les États-Unis, allié éternel ».

Malgré les airs de fête, l’heure est pourtant à la désillusion. Les États-unis et l’Union européenne (UE) tentent d’imposer un accord avec la Serbie, car deux décennies après la fin de la guerre entre les forces de Belgrade et l’UÇK, les tensions ne sont toujours pas apaisées. La société est plus polarisée que jamais et le manque de perspectives d’avenir contribue à un exode massif de la population. Malgré les tentatives de dialogue menées depuis 2011 sous l’égide de l’UE, les relations entre Pristina et Belgrade vont de crise en crise depuis des années. Alors que la guerre fait rage en Ukraine depuis bientôt un an, les Occidentaux sont bien décidés à stabiliser ce front potentiel dans les Balkans. Depuis plusieurs mois, les émissaires européens et américains font donc la navette entre les deux capitales et poussent à la conclusion d’un « nouvel accord intermédiaire visant à prévenir de nouvelles tensions », à ratifier au plus vite. Ce document ne prévoit pas l’obligation pour la Serbie de reconnaître formellement l’indépendance de son ancienne province, ce que Belgrade a toujours refusé. En revanche, la Serbie ne devra plus bloquer l’adhésion du Kosovo aux institutions internationales.

« Si nous refusons ce plan, nous subirons les sanctions et l’isolement », a fait savoir le président serbe Aleksandar Vučić, le visage grave, dans une adresse à la nation le 24 janvier dernier, sans mentionner que des soutiens financiers substantiels sont prévus en récompense, notamment pour les infrastructures. À Pristina, on a tout d’abord essayé de freiner des quatre fers, exigeant avant tout la reconnaissance par la Serbie, mais aussi des excuses et dédommagements pour les crimes commis par les forces serbes durant la guerre de 1998-1999. Cependant, la principale pierre d’achoppement demeure la création d’une association des communes à majorité serbe, prévue par les accords de Bruxelles de 2013. Le premier ministre, Albin Kurti, s’est refusé à franchir cette étape. Il craint que celle-ci précède une autonomie territoriale des Serbes, voire une partition du Kosovo.

La pression américaine, très intense ces dernières semaines, a porté ses fruits. En plus des visites répétées de Miroslav Lajcak, le représentant spécial de l’UE et de l’envoyé spécial des États-Unis pour les Balkans, Gabriel Escobar, l’ambassadeur américain au Kosovo n’a cessé de marteler que les États-unis attendaient que Pristina remplisse ses obligations. Au risque de se voir infliger des sanctions et d’évincer le premier ministre des négociations. Le jour même où le président serbe appelait à accepter le plan occidental devant son Parlement, le premier ministre kosovar déclarait que « la formation de l’Association de municipalités à majorité serbe pouvait être envisagée ». Tout en posant ses conditions : cette communauté ne peut s’appeler « serbe », elle doit être conforme à la Constitution du Kosovo, et la question du statut doit être réglée en premier.

Pour les chancelleries occidentales, la mise en œuvre doit être immédiate et inconditionnelle. Le 27 février, une nouvelle rencontre est prévue à Bruxelles entre le Premier ministre du Kosovo Albin Kurti et le Président serbe, Aleksandar Vučić. « Albin Kurti s’est mis à dos la communauté internationale à cause de son intransigeance et de sa rhétorique anti-serbe. Particulièrement les États-unis, qui ont pourtant été les initiateurs des frappes de l’Otan et le plus grand soutien à l’indépendance », estime Visar Ymeri, ancien président de Vetëvendosje (Autodétermination), le mouvement du Premier ministre kosovar, aujourd’hui à la tête de l’institut Musine Kokalari, un think-tank social-démocrate de Pristina. « Sa cote de popularité est certes toujours forte, mais elle est en baisse. Ses positions fermes vis-à-vis de la Serbie lui valent le soutien massif de la population albanaise, mais il n’a pas réussi à honorer les engagements pour lesquels son parti a obtenu 50,2 % des voix il y a deux ans. »

Pour les Albanais du Kosovo, la priorité était alors de tourner la page des deux décennies de pouvoir des vétérans de la guérilla albanaise de l’UÇK et de sanctionner leurs dérives : corruption, criminalité omniprésente et stagnation économique. Du côté des internationaux, on se montre aussi critique, tout en se montrant conscients que les attentes étaient élevées. « Albin Kurti est avant tout un dogmatique nationaliste », indique un diplomate occidental. Avant de pointer ses difficultés à réformer une administration dysfonctionnelle, gangrenée par le népotisme de ses prédécesseurs. Après ses deux années de pouvoir, le Kosovo n’a pas beaucoup évolué. La lutte contre la corruption et le crime organisé a permis de faire le ménage à certains échelons, mais n’a pas touché les oligarques qui occupent toujours les positions stratégiques. Le système éducatif tout comme celui de la santé continuent à montrer ses limites et la politique sociale n’a pas subi de transformations profondes. Quant au dialogue promis avec les Serbes, malgré plusieurs tentatives pour établir des canaux de communication, il se réduit à la volonté d’asseoir la souveraineté kosovare et le contrôle du nord du pays, avec la multiplication d’interventions policières musclées. Sachant que le monopole de la Liste serbe et les pressions exercées par celle-ci, avec le soutien de Belgrade, sur les citoyens serbes du Kosovo réduisent la marge de manœuvre des autorités.

« Les Serbes vivent entre le marteau de Pristina et l’enclume de Belgrade. Les Albanais nient en majorité la culture serbe sur ce territoire et veulent le monopole du pouvoir. Nous gênons aussi Belgrade qui s’est résigné à ce que nous disparaissions », explique Darko Dimitrijevic, 40 ans, le directeur de Radio Gorazdevac, qui émet depuis ce village de l’ouest du Kosovo, dans les faubourgs de Pec pour les Serbes (Peja pour les Albanais). Une ville qui abrite toujours le siège patriarcal de l’Église orthodoxe. Avant la guerre, 30 000 Serbes y vivaient. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’un pope, deux couples âgés et une poignée de nonnes. Seule une minorité des Serbes du Kosovo vit encore en milieu urbain, dont quelque 30 000 à Mitrovica-Nord. C’est sur les doigts des deux mains que l’on peut compter ceux installés à Pristina, à Prizren ou à Peja/Pec. Les autres Serbes, environ 80 000, habitent au sud de la rivière Ibar, en milieu rural, et sont disséminés à travers un pays où des centaines de rues et de places ont changé de nom depuis la fin de la guerre, et où ont été érigés des centaines de monuments pour glorifier les combattants albanais de l’UÇK.

« C’est à leurs chaussures boueuses que l’on reconnaît les Serbes lors des rares rencontres intracommunautaires qu’organisent la communauté internationale et la société civile », souligne amèrement Zivojin Rakocevic, directeur du Centre culturel de Gracanica, une bourgade à huit kilomètres de Pristina entourant son monastère orthodoxe médiéval. Pour « nourrir l’esprit et avoir un semblant de vie normale », il y déploie de suprêmes efforts pour organiser de temps à autre une exposition, une projection de film ou un spectacle. « On parle d’enclaves, mais je préfère le terme de ghettos », insiste Darko Dimitrijevic. « Je continue à croire la coexistence possible, mais ces dernières années, la situation a empiré », assure-t-il. À une trentaine de kilomètres de là, le village d’Osojane est logé dans une vallée fertile. Tous les Serbes se sont enfuis en 1999 par peur de représailles, mais beaucoup sont revenus dès 2001 afin de reconstruire la quasi-totalité des bâtiments détruits, en pionniers d’un mouvement de retour que l’on espérait alors massif. Danilo Djurić, la trentaine, guide de randonnée sur les parois de la via ferrata de Zubin Potok, et compositeur de rap, songe à partir. « Les Serbes du Sud voulaient s’intégrer au Kosovo. Nous avons nourri beaucoup d’espoirs quand Albin Kurti est devenu Premier ministre en 2021, mais il ne s’est rien passé. Pristina veut se débarrasser de nous, tandis que Belgrade et la Liste serbe associée au crime organisé mènent une politique de pyromanes pompiers, et nous utilisent comme des pions dans les négociations. Il est d’ailleurs probable que nous serons les principales victimes d’un éventuel accord. »

Un avis que partage Marko Jaksic, juge à Mitrovica-Nord. De ce côté-là de l’Ibar, qui coule au milieu de la ville divisée, les drapeaux serbes flottent partout. Mais c’est pour affirmer ce que proclament les graffitis : « Ici, c’est la Serbie». « J’ai essayé de participer à l’intégration, aux diverses commissions, mais il est clair qu’un Kosovo multiethnique où les Serbes auraient des droits égaux n’existe que sur le papier. Malgré tout, le président serbe, Aleksandar Vučić, est prêt à signer un accord historique avec Pristina. C’est une trahison. »

L’association des communes à majorité serbe que prévoit l’accord serait-elle une solution ? Pour Cabet Waught, de l’organisation Aktiv, à Mitrovica, qui se consacre à l’articulation et l’identification des problèmes auxquels font face les minorités, il est certain que ce parapluie institutionnel permettrait de sauvegarder leurs droits et de se sentir plus en sécurité. « Il y a quelques années, les gens passaient plus facilement le pont de Mitrovica. On entendait parler albanais dans le Nord et serbe dans le Sud. Ce n’était pas une réconciliation, mais une normalisation. Avec l’arrivée au pouvoir d’Albin Kurti, l’intransigeance, la multiplication des interventions policières, avec masques et fusils d’assaut, ont refait leur apparition. Une ligne nationaliste s’est imposée. Elle n’écoute pas les communautés non albanaises, ni les Serbes, ni les Gorani, ni les Roms, ni les Bosniaques, ni même la société civile », s’insurge Cabet Waught. C’est dans ce contexte délicat que le procès de Hashim Thaçi, doit débuter le 1er mars à la Haye, devant la Cour spéciale chargée de juger les anciens de l’UÇK. L’ancien homme fort du Kosovo, celui qui avait annoncé, en tant que Premier ministre, l’indépendance en 2008, est en effet accusé de crimes de guerre et crime contre l’humanité sur des victimes civiles serbes et albanaises. Son inculpation, de même que celle de son ancien bras droit, Kadri Veseli, a poussé son Parti démocratique du Kosovo (PDK) qu’il fallait faire peau neuve. L’exemple à suivre est celui de la Ligue démocratique du Kosovo (LDK), de centre droit et proeuropéen, qui gagne du terrain grâce à un leadership incarnant une nouvelle génération.

Désormais emmenée par le dynamique Lumir Abdixhiku, économiste d’une quarantaine d’années, la LDK a remporté de beaux succès lors des élections municipales de l’automne 2021. Le parti a repris à la formation Vetëvendosje la capitale Pristina et conservé Peja. Përparim Rama, le nouveau maire de Pristina, veut retisser les liens entre les communautés. « Mon slogan, c’est Pristina pour tous», rappelle cet architecte de 47 ans qui a fait toute sa carrière à Londres, avant de se présenter. « J’ai rouvert une ligne de bus avec l’enclave voisine de Gracanica, une première depuis la guerre », rappelle-t-il pour prouver sa bonne foi. Dans la salle de réception de la mairie de Pristina, l’architecture brutaliste yougoslave est à l’honneur. Étonnant dans un Kosovo où cette période historique a toujours mauvaise presse. « Ma priorité est de mettre un stop à la frénésie immobilière, souvent illégale », précise le maire, qui veut rendre le cadre de vie plus agréable à ses administrés. Cela suffira-t-il à convaincre les Kosovars de ne pas s’exiler ? Ici beaucoup redoutent que la libéralisation des visas, attendue d’ici au 1er janvier 2024, ne contribue à un départ encore plus massif des forces vives. À en croire Visar Vokri, directeur de programmes de l’Institut Riinvest, il sera difficile d’empêcher une nouvelle vague de départs. «L’inflation atteint les douze pour cent sur un an, les écarts de richesses se creusent toujours plus, l’économie informelle représente le tiers du PIB, les investissements sont à l’arrêt et les importations sont dix fois supérieures aux exportations », souiigne-t-il. « Les transferts massifs d’argent de la diaspora font tenir le Kosovo. Et encore, cet argent sert uniquement à soutenir la consommation et ne permet pas de porter la croissance à long terme », regrette Visar Vokri. Selon l’OCDE, le nombre de citoyens ayant émigré a été multiplié par trois ces dix dernières années. Si la libéralisation tant attendue du régime des visas avec l’espace Schengen est enfin accordée, certains prédisent déjà qu’un tiers de la population pourrait boucler ses valises et quitter rapidement le Kosovo.

Milica Čubrilo Filipović
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