Depuis les fenêtres de son bureau, le maire d’Obilić voit tous les jours les panaches de fumée qui s’échappent des immenses cheminées de la centrale thermoélectrique Kosovo B. Xhafer Gashi, la cinquantaine, a toujours vécu là, dans cette commune située dans la périphérie nord-ouest de Pristina. « Mon plus beau rêve serait que le charbon appartienne enfin au passé », lance-t-il, la voix grave. « Cela fait plus de soixante ans que son exploitation fait des ravages, dans ma ville, mais aussi dans toute l’aire urbaine de Pristina. » Quand les autorités yougoslaves ont lancé la construction de la centrale Kosovo A, en 1962, la zone était encore totalement rurale. Grâce au lignite, une petite ville a peu à peu émergé. « Autrefois, les habitants d’Obilić étaient prioritaires pour obtenir un emploi dans les centrales ou les mines de la commune, mais ce n’est même plus le cas », peste l’édile. « Maintenant, ils ont seulement le droit d’en subir les terribles conséquences sur leur environnement et leur santé. »
Équipées de technologies très anciennes, les deux centrales d’Obilić, les seules du Kosovo, rejettent des quantités astronomiques de particules fines. En 2020, le réseau écologiste européen Bankwatch y a ainsi relevé des taux de PM10 jusqu’à cinquante fois supérieurs à la limite journalière autorisée. Des poussières qui ont un impact très lourd sur la santé des habitants de cette zone la plus peuplée du pays. En 2019, un rapport de la Banque mondiale assurait que la pollution de l’air tue près de 800 personnes chaque année au Kosovo, sur une population d’à peine 1,8 million d’habitants. À Obilić, c’est pire encore : on recense trente pour cent de cancers et de maladies respiratoires en plus que dans le reste du petit pays. Des ONG écologistes ont même fait ce calcul macabre : l’exploitation du lignite coûterait cinq années de vie aux riverains des deux centrales. Il est difficile toutefois de confirmer cette estimation, puisqu’aucune étude épidémiologique d’envergure n’a jamais été menée sur leur impact sanitaire.
La malédiction de l’« or noir » du Kosovo
À Pristina et dans les villes alentours, les plus affectées par les fumées des deux centrales à charbon, les risques de pollution et ses effets sur la santé , pourtant connus, sont restés tabou dans le Kosovo d’après-guerre, à l’époque yougoslave. La gravité de la situation a intégré le débat public en 2016 quand l’ambassade des États-Unis a mis en place un capteur et a commencé à publier les données en direct sur Internet. Depuis, des manifestations ont eu lieu pour demander aux autorités d’agir enfin, notamment durant l’hiver 2018, sous le hashtag #Breathe. Toutefois, hormis quelques mesures d’urgence, rien n’a été entrepris pour faire baisser à long terme le taux de particules fines, ce qui aurait nécessité des investissements très coûteux. Pour étouffer ce débat, on a préféré faire valoir un argument de choc : le prix très bas de l’électricité, garanti par les deux vieilles centrales d’ Obilić et les immenses réserves connues en lignite, les cinquièmes plus importante au monde. Tous les partis politiques étaient d’accord avec ce principe.
Au Kosovo, le prix du kWh a effectivement de quoi faire rêver bien des consommateurs européens : à peine 0,06 euro, trois fois moins que la moyenne de l’UE. Même s’il est associé au passé controversé de la Yougoslavie, ce combustible fossile réputé pour son extrême pollution est donc resté au cœur de la stratégie énergétique des différents gouvernements qui se sont succédés depuis la fin de la guerre de 1999. Pendant de nombreuses années, le Kosovo a même espéré pouvoir construire une troisième centrale à charbon, avec le soutien financier de la Banque mondiale. Dans les années 2000, l’objectif était d’ériger un mastodonte d’une puissance de 2000 MW, dont le coût avait été évalué à 3,5 milliards d’euros, en vue d’exporter de l’électricité dans les pays voisins. Faute d’argent, les ambitions de Pristina ont dû être revues à la baisse, pour se limiter à une installation modeste de 450 MW, baptisée Kosovo e Rë (Nouveau Kosovo). Un seul candidat s’était manifesté pour bâtir ce projet : le groupe américain CountourGlobal. Sauf que, fin 2018, la Banque mondiale a fini par retirer sa promesse de soutien financier, garantie depuis près d’une décennie. « Nos statuts nous obligent à opter pour l’option la moins chère et les énergies renouvelables sont désormais plus compétitives que le charbon », précisait alors son président, Jim Yong Kim. Au printemps 2020, le nouveau Premier ministre kosovar, Albin Kurti a porté le coup de grâce, lui qui s’opposait de longue date à cette idée de troisième centrale au lignite, pour des raisons essentiellement politiciennes. Or, depuis, rien n’a bougé ou presque. Seul un parc éolien a fini par ouvrir, tandis que la durée de vie de Kosovo A a été prolongée. Ce manque d’action a fini par coûter cher.
Pas de rupture définitive avec le charbon
Le Kosovo vient en effet de traverser la plus grave crise énergétique de son histoire, soulevant une immense vague de colère parmi la population. La cause ? Ses centrales vieillissantes ont connu plusieurs pannes et le pays a dû se résoudre à importer plus de quarante pour cent de son électricité, à des tarifs devenus prohibitifs. Acculé, le gouvernement a imposé des coupures quotidiennes durant près d’un an et doublé les prix pour les plus gros consommateurs. Il a même dû interdire le minage de cryptomonnaies, activité particulièrement énergivore, une première dans le monde. « Même si elles étaient parfaitement opérationnelles, les installations actuelles au lignite ne suffisent plus à couvrir nos besoins », insiste Rinora Gojani, de l’ONG Balkan Green Foundation. « Il est temps de mettre le turbo sur la diversification du mix énergétique. » Sur les 6235 gWh produits par le Kosovo en 2020, le charbon en représentait 96 pour cent (5 983), le pétrole 0,3 pour cent (17), le solaire 0,1 pour cent (9), l’éolien 0,001 pour cent (1) et l’hydroélectrique, essentiellement le vieux barrage du lac de Gazivode disputé avec la Serbie, 3,6 pour cent (225).
Diversifier, c’est bien ce que prévoit théoriquement la nouvelle Stratégie énergétique 2022-2031... Que le gouvernement a eu toutes les peines à faire adopter. Les discussions se sont éternisées au Parlement, où le projet a fait débat jusque dans les rangs de la majorité de gauche souverainiste. « Le gouvernement ne veut pas pas entamer de rupture définitive avec le charbon », regrette ainsi le député Haki Abazi, membre du parti au pouvoir qui dirige la Commission parlementaire sur l’environnement. « On insiste toujours sur le fait que nos richesses en lignite garantissent un coût très bas de l’électricité, mais c’est faux. En réalité, si l’on additionne tous les surcoûts liés – contamination des sols et des aux, pollution atmosphérique massive, prise en charge des maladies qui en découlent –, cela nous revient probablement à payer dix fois plus que si l’on investissait dans le renouvelable. »
Selon la nouvelle Stratégie, validée en mars, il est prévu d’allouer 390 millions d’euros à la rénovation des centrales au lignite, qui resteront la base du mix énergétique. « C’est un montant énorme pour des centrales aussi anciennes : les trois unités opérationnelles de Kosovo A ont entre 47 et 52 ans, tandis que les deux unités de Kosovo B approchent des quarante ans », relève ainsi Pippa Gallop, du collectif écologiste européen Bankwatch. La sécurité énergétique qu’assure le lignite compte toujours plus que son coût environnemental et sanitaire. On a tendance à l’oublier, mais depuis le 1er janvier 2018, le Kosovo est tenu de se conformer aux quotas de pollution fixés par la Communauté de l’énergie, le marché intégré européen. De même que ses cinq voisins des Balkans occidentaux, tous candidats à l’intégration. À ce jour, seule l’Albanie les respecte... Parce qu’elle n’a pas de lignite et mise avant tout sur l’hydroélectrique. Les autres les dépassent toujours allègrement, dégageant en moyenne cinq fois plus de dioxyde de souffre (SO2) et 1,8 fois plus de particules fines que les normes autorisées. « Dans les Balkans occidentaux où les tensions restent fortes, la sécurité énergétique qu’assure le lignite compte toujours plus que son coût environnemental et sanitaire », avance Dardan Abazi, analyste à l’Institut des politiques de développement (INDEP) de Pristina. « Pour les dirigeants, la transition verte reste avant tout perçue comme une contrainte imposée par Bruxelles et pas une source d’opportunités. Les mentalités mettent du temps à évoluer. »
Vers une transition juste ?
En 2022, l’INDEP et la Balkan Green Foundation ont produit un rapport baptisé Une transition énergétique juste. L’objectif : sensibiliser le gouvernement du Kosovo sur les priorités à mettre en œuvre en vue de remplir son objectif de parvenir à la neutralité carbone en 2050, l’un des engagements prévus par l’Agenda vert, adopté fin 2020 par Pristina et ses voisins lors du Sommet UE-Balkans occidentaux de Sofia. Sauf qu’à force d’accumuler les retards, le coût de cette transition à marche forcée promet d’être très lourd pour les consommateurs et les contribuables kosovars. La pilule sera difficile à avaler pour une population déjà fragile économiquement, alors que l’inflation exacerbe toutes les peurs. « Les gens sont bien conscients de l’impact du charbon sur leur santé et l’environnement. On les entend souvent se plaindre de la mauvaise qualité de l’air », note Rinora Gojani de la Balkan Green Foundation. « Mais le plus important, ça reste de payer le moins possible pour se chauffer et avoir du courant. Je crois que c’est la raison principale pour laquelle il n’y a pas de grande mobilisation collective contre le charbon. »
Depuis l’automne 2022, pour faire face à la crise énergétique, le gouvernement a mis en place toute une série de mesures d’urgence, sans prévoir l’avenir à plus long terme. Voilà ce que déplorent les experts de l’INDEP et de la Balkan Green Foundation. « Aucune mesure d’incitation n’est proposée pour l’installation de panneaux solaires alors que le Kosovo bénéficie en moyenne de 240 jours d’ensoleillement par an », regrette ainsi Dardan Bazi. Tant que le pays n’aura pas de vision stratégique globale sur l’énergie, le charbon continuera de tuer, au Kosovo et au-delà. De son côté, Rinora Gojani insiste sur l’efficacité énergétique, l’un des angles morts de la nouvelle Stratégie énergétique du Kosovo. « La plupart des bâtiments sont très mal isolés, cela fait exploser la consommation électrique chaque hiver. Au lieu de programmer le maintien en réserve de Kosovo A après 2028 pour ces pics, il vaudrait mieux imaginer un plan de financement de la rénovation énergétique », remarque-t-elle. Cela permettrait en outre de réduire la pauvreté énergétique, qui touche aujourd’hui environ quarante pour cent des ménages kosovars. « Tant que le pays n’aura pas de vision stratégique globale sur l’énergie, le charbon continuera de tuer, au Kosovo et au-delà », résume Rinora Gojani. D’après Bankwatch, dont fait partie son organisation, les centrales à charbon des Balkans auraient été responsables de 19 000 morts prématurées entre 2018 et 2020, dont soixante pour cent au sein de l’Union européenne.