Pour être déclarée en récession, une économie nationale doit connaître une diminution de son PIB pendant deux trimestres consécutifs. Or c’est ce qui a failli arriver à l’Allemagne en 2018 ! En effet, le taux de croissance y a été nul au quatrième trimestre, après un recul de 0,2 pour cent au trimestre précédent, selon l’office fédéral des statistiques Destatis. Au final, la croissance n’aura été que de 1,5 pour cent pour l’ensemble de l’année.
Et la tendance n’est pas bonne. Le 17 avril, le gouvernement a revu à la baisse ses prévisions de croissance pour 2019 : 0,5 pour cent seulement, deux fois moins que prévu en janvier 2019 et trois fois moins que réalisé en 2018, un chiffre confirmé par le FMI et la Commission de Bruxelles. Le 7 mai, cette dernière a abaissé ses prévisions de croissance de la zone euro à un maigre 1,2 pour cent pour 2019, en raison des ratés de la locomotive allemande.
L’indice DAX a chuté de 22,5 pour cent entre janvier 2018 et janvier 2019, avant de rebondir un peu. Mais les entreprises gardent le blues : l’indice du climat des affaires de l’institut IFO à l’université de Münich a chuté depuis le début 2018. Selon l’Institut der deutschen Wirtschaft, à peine un tiers des entrepreneurs, contre plus de la moitié l’an dernier, voient leurs affaires s’améliorer.
La dégradation de la conjoncture est surtout mise au compte des problèmes de l’industrie automobile, qui pèse très lourd en Allemagne (vingt pour cent de la production industrielle, 870 000 emplois). Elle est très dépendante des exportations, car huit voitures sur dix sont vendues à l’étranger. Or, cette industrie est victime depuis plusieurs mois du protectionnisme des États-Unis et du ralentissement de la croissance en Chine, deux de ses principaux marchés extérieurs. Sur un an, les exportations d’automobiles ont baissé de vingt pour cent, un choc virulent pour toute l’économie quand on sait qu’elles représentent quarante pour cent du total exporté et près de seize pour cent du PIB.
Le ralentissement allemand est d’autant plus mal vécu qu’il marque une nette rupture par rapport au rythme de croissance des années récentes (2,2 pour cent en 2017 et en 2016). Il provoque des tensions au sein de la coalition au pouvoir, si difficilement mise en place en février 2018, plus de quatre mois après les élections au Bundestag. Mais les positions sont « à front renversé ». Pour le ministre des Finances, Olaf Scholz (SPD), la situation ne doit pas être le prétexte au relâchement des efforts budgétaires, rappelant que l’Allemagne est un des rares pays d’Europe à connaître un excédent budgétaire avec un montant record depuis la réunification de 59 milliards d’euros, soit 1,7 pour cent du PIB. En revanche le ministre de l’Économie, Peter Altmaier (CDU), réclame des allègements d’impôts pour les entreprises et une relance de l’investissement public. De son côté, un des jeunes leaders du SPD, Kevin Kühnert, a proposé de « collectiviser » des grandes entreprises malmenées pour diverses raisons (Bayer, VW, Deutsche Bank, BMW). Bien que désavouée par les ministres de son propre parti, son idée iconoclaste ferait son chemin chez certains élus.
Officiellement, l’optimisme est pourtant de mise. Le gouvernement comme le FMI pensent que le point bas a été atteint au deuxième semestre 2018 et que le redressement sera confirmé en 2020 avec une croissance de 1,5 pour cent, tirée cette fois par une consommation intérieure alimentée par le plein-emploi, des revalorisations salariales supérieures à l’inflation et des coûts d’emprunt très bas. L’Allemagne n’aurait finalement souffert que d’une mauvaise passe très temporaire.
Ce serait oublier que le taux de croissance prévu pour 2020 est très en deçà des performances réalisées jusqu’en 2017. Ce serait aussi faire bon marché d’un certain nombre de faiblesses structurelles de l’économie et de la société allemandes. On peut en recenser au moins trois.
Selon Gérard Cornilleau, chercheur à Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), « la démographie reste le talon d’Achille » de l’Allemagne, dont le solde naturel est négatif depuis plusieurs années. À court terme, la politique migratoire a pu constituer une « soupape » efficace. Mais, à plus long terme, cette solution n’est pas viable car aucun gouvernement ne prendrait le risque d’une politique d’accueil de grande ampleur, qui se révèle par ailleurs très coûteuse (23 milliards d’euros dépensés en 2018 pour intégrer un million de réfugiés). Mettre en place une politique familiale pro-natalité est la seule vraie stratégie efficace. Des réformes ont été introduites en 2005, avec comme objectif de faire remonter le taux de fécondité à 1,7 enfant par femme. Mais il n’est toujours que de 1,5 soit le même niveau qu’en 1973, car les mesures prises, surtout destinées à permettre aux femmes de mieux concilier travail et maternité, mettent du temps à faire sentir leurs effets, d’autant qu’elles se heurtent à « l’inertie culturelle » des entreprises.
L’Allemagne est, parmi les pays développés, la seule à avoir encore une économie « à l’ancienne », où le secteur secondaire pèse trente pour cent du PIB et un tiers de la population active. Avec environ 69 pour cent du PIB, le secteur des services y est nettement moins important que dans les autres grands pays de l’UE, comme la France ou le Royaume-Uni (respectivement 78 et 80 pour cent). En particulier, les services financiers, notamment le secteur bancaire très atomisé et les fintechs, y sont sous-développés par rapport à l’importance économique du pays et au poids de la bourse de Francfort. De plus, les Allemands s’inquiètent du déclin de leur « machine à produire », encore marquée par les spécialités du XXe siècle – automobile, machines-outils, chimie. Dans l’automobile, la baisse de la demande a impacté un secteur déjà bousculé par la désaffection pour le diesel, et qui a peiné à adapter sa production aux nouvelles normes anti-pollution.
Le chômage est très faible en Allemagne, avec un taux passé au-dessous de cinq pour cent en avril 2019 selon l’Office fédéral du travail. Mais sa baisse, continue depuis plusieurs années, s’accompagne d’une hausse de « l’emploi atypique » et des inégalités salariales. Les postes à temps partiel et les contrats précaires représentent aujourd’hui plus d’un emploi sur cinq, contre un sur huit en 1990. De manière concomitante, les emplois mal payés (dont la rémunération est inférieure à deux tiers du salaire médian) comptent désormais pour 23 pour cent du total, contre 16 pour cent au milieu des années 90.
Les « jobs à un euro de l’heure » créés en 2005 sont passés par là. Une situation qui a poussé à la création d’un salaire minimum. Mais celui-ci, qui s’élève actuellement à 9,19 euros de l’heure, n’est apparu qu’en 2015 (en France il remonte à... 1950). Et dans une étude récente de l’OFCE, les auteurs notent que malgré cette avancée, la situation des salariés allemands reste moins enviable que celle de leurs homologues français et britanniques : ainsi le revenu des célibataires est à peine supérieur au seuil de pauvreté, soit soixante pour cent du revenu médian.
Surtout, on observe que l’augmentation de l’activité salariée dans un couple avec des enfants (avec notamment la reprise d’un travail par le conjoint) ne mène pas à une augmentation du revenu disponible en raison de la perte d’une partie des aides sociales, qui ne sont plus accordées au-delà d’un certain seuil. Les auteurs concluent que « le système social allemand préserve heureusement la population de la pauvreté la plus extrême ; mais il semble aussi fait pour permettre la persistance d’une pauvreté acceptable dont il peut être difficile de sortir ».
Schwarze Null
En Allemagne la dette publique (celle de l’État fédéral et des Länder) est devenue taboue depuis 2009, avec l’inscription dans la Loi Fondamentale du principe selon lequel elle ne peut dépasser 0,35 pour cent du PIB, sauf en cas de récession sévère ou de catastrophe naturelle. À partir de 2020, les Länder n’auront plus le droit d’émettre d’emprunt public pour se financer. Ce « frein à la dette » a été efficace car, en baisse constante depuis 2015, la dette publique passera sous la barre des soixante pour cent du PIB dès cette année.
Mais un nombre croissant d’économistes contestent aujourd’hui cette mesure, qualifiée de « carcan » par Michael Hüther, le président de l’Institut der deutschen Wirtschaft de Cologne, réputé de droite et proche du patronat. Jusqu’ici seuls des économistes classés à gauche, comme Marcel Fratzscher, son homologue de Berlin, dénonçaient le dogme du « schwarze Null », c’est-à-dire de l’équilibre budgétaire.
Dans la Süddeutsche Zeitung du 16 avril, M. Hüther a expliqué que, dans un contexte de ralentissement économique et de taux d’intérêt faibles voire négatifs, il fallait accepter de s’endetter pour investir dans l’éducation et les infrastructures, où le retard accumulé par les communes allemandes, constaté par la banque publique d’investissement Kreditanstalt für Wiederaufbau, est estimé à 159 milliards d’euros. « Des manques gravissimes sont apparus dans les biens publics : écoles, ponts et routes vétustes ; un secteur éducatif sous-financé ; un Internet lent et non fiable ; une armée dans un état déplorable. Ces déficits sont devenus des freins essentiels aux investissements privés ». Un avis partagé par le ministre de l’économie Peter Altmaier pour qui l’énorme excédent budgétaire offre de larges marges de manœuvre. Mais il est peut-être minoritaire dans un pays accusé depuis des années, par ses propres économistes mais aussi par ses partenaires étrangers, de dépenser trop peu. gc