Bien connues au Luxembourg grâce au travail de défrichage réalisé par la Galerie Nosbaum Reding, les œuvres cosmiques d’Irina Gabiani gravitent actuellement à Metz, là où la désormais fameuse galerie tenue par Pierre et Jisun s’est installée il y a moins de deux ans. Un emplacement idéal au pied de la cathédrale, où l’on trouve la librairie Moresi spécialisée dans les livres anciens, un artisan-horloger de pointe et l’atelier de peinture d’Emmanuelle Potier. L’exposition Minimal-Complexity conçue par le jeune couple rassemble une dizaine de pièces récentes et aux supports variés (toiles, installations, art vidéo), pour la plupart réalisées avec une même technique mixte, mêlant des dessins à l’acrylique à des collages de papiers découpés.
Née en 1971 à Tbilissi, où elle s’est formée à l’Académie des Arts de 1990 à 1994, Irina Gabiani a forcément entendu parler de Nikos Pirosmani (1862-1918), peintre itinérant et pionnier de la modernité géorgienne – un équivalent du Douanier Rousseau en quelque sorte. Avec son compatriote et lointain prédécesseur, Irina Gabiani partage en effet une peinture dont la lumière et les couleurs émergent d’un fond noir (et plus rarement blanc). Depuis cette obscurité totale, Gabiani utilise un stylo acrylique pour élaborer un maillage dense et minutieusement organique inspiré des mondes végétal, minéral, mais aussi bien céleste. On y perçoit la prédilection de l’artiste pour les formes circulaires, lesquelles reflètent une vision organique de l’art sur le modèle du corps humain, lui-même composé de cellules, d’atomes et de molécules. De tels ornements sont cantonnés aux bordures, aux marges des toiles dont elles servent de cadres (les toiles de Gabiani étant dépourvues d’encadrement traditionnel) et s’introduisent en certains cas jusqu’au cœur de l’espace pictural. L’artiste prend soin de ménager au sein de ses compositions un espace vide entre ces deux extrémités. Parfois elle en inverse le rapport, et il revient à l’espace vide d’occuper le centre de la toile. Elle s’en explique dans une vidéo de la galerie PJ : « La matière noire est composée de 70 pour cent d’éléments dont on ne sait pas de quoi il s’agit. J’ai décidé d’utiliser cette idée [d’une matière inconnue des scientifiques] et de la représenter dans mes œuvres en laissant un espace entièrement vide. ». On entre ainsi dans un système dialectique, où vide et plénitude se complètent positivement, tout comme Gabiani concilie plus qu’elle n’oppose les deux propositions du minimalisme et de la complexité – que le trait d’union du titre de l’exposition vient pacifiquement relier.
À ces dessins décoratifs esquissant un monde étrange et protéiforme, l’artiste ajoute des collages prélevés dans diverses revues, principalement des figures féminines colorées. Elles sont en prise avec la vie mondaine, comme en témoignent les nombreux atours disséminés dans ses toiles (colliers, bagues, bracelets, cadrans), quand elles ne sont pas réduites à la vie domestique, donnant corps à des figures appareillées, avec une forte présence de l’électroménager mais aussi d’ustensiles de cuisine – comme les plats notamment, dont la forme circulaire placée au-dessus d’une tête se change en sainte auréole (un geste qu’elle reprend dans la vidéo My Plate Hat, projetée sur l’une de ses toiles). Difficile de ne pas voir dans cet étalage d’objets encombrants une image grinçante de la société de consommation, telle qu’autrefois (dé-)chantée par Boris Vian dans sa Complainte du progrès. Le destin de l’humain est inséparable de celui de ses objets. La nourriture elle aussi est surabondante. C’est un autre trait que Gabiani partage avec Pirosmani, qui faisait étalage de nourritures lorsqu’il officiait comme peintre d’enseignes pour les tavernes de Tbilissi. Dans le cas de Gabiani, c’est une critique de la consommation qui est formulée, mais dans une présentation légère, quoique toujours teintée d’ironie, à la façon du pop art. La poésie d’un Magritte affleure dans un petit diptyque, intitulé Blue Dreams (2023), lorsqu’une parcelle de ciel donne substance à une silhouette féminine, par ailleurs déclinée à plusieurs reprises au-devant d’une explosion atomique… L’apparente frivolité de ce ballet féminin s’avance sur un fond d’inquiétude, qui est celui de notre monde menacé d’extermination militaire et écologique.
De loin, lorsqu’on se tient à distance de ce travail mené sur le détail, le spectacle est complet, vertigineux, et nous invite à changer de focale. Nous pénétrons dans un univers à part entière, où le moindre motif circulaire évoque une planète errante, charriant les limites entre les parties décoratives et les espaces vides, uniformément noirs, des compositions. « Le concept principal de mon travail est l’univers et tout ce qui fait partie de l’univers, précise l’artiste. On peut l’imaginer comme une sorte de chaîne complexe et interdépendante à travers laquelle nous tous (…) faisons partie. » Irina Gabiani combine les avancées de la connaissance scientifique à une vision organico-cosmique de l’existence, où l’univers se lit aussi bien dans l’immensité que dans l’infiniment petit.