Grande Région

Vingt années engagées au Frac Lorraine

d'Lëtzebuerger Land vom 01.03.2024

Parce que les œuvres de sa collection sont habituellement en voyage, transitant d’une institution à l’autre par l’intermédiaire de prêts, le Frac Lorraine réunit pour ses vingt ans d’existence un florilège issu de son fonds propre, façonné dès ses débuts par l’engagement écologique et féministe de sa fondatrice, Béatrice Josse. À Fanny Gonella d’en poursuivre aujourd’hui l’héritage. Presque partout, l’exposition anniversaire conçue par l’actuelle directrice, s’avère autoréflexive ; à travers ses acquisitions entamées dès les années 1980, la manifestation interroge les contextes d’exposition aussi bien que le rapport des œuvres aux publics. Nomade, la collection du Frac intègre des endroits souvent oubliés ou pour lesquels elle n’avait pas été conçue initialement – comme les hôpitaux psychiatriques, les prisons ou les centres sociaux, autant de partenaires qui lui permettent de répondre à sa mission de démocratisation de l’art contemporain. Un souci d’inclusion qui, outre les pièces de sa collection creusant obstinément diverses formes d’altérité (queer, féminine, afro-américaine, etc.), s’est très tôt matérialisé au Frac par des visites et des conférences assurées en vélotypie (système de retranscription simultanée des discours) ou en LSF (langue des signes française). Ce fut encore le cas lors de l’inauguration de Presque partout, le 22 février dernier. Une initiative qui mériterait d’être systématisée et étendue à d’autres structures, culturelles ou non.

La fugue, la fuite, et parfois même la poursuite sont autant de fils que noue le parcours à son commencement. C’est ce que l’on observe dans la vidéo-performance de Sarah Rapson, réalisée en 2000 à la Tate Modern. Filmée initialement de dos, à la façon du cinéaste Alan Clarke, la performeuse anglaise se met en scène, aussitôt en fuite, peut-être même pourchassée. Celle-ci se retourne sans cesse sur ses pas pour s’assurer que personne ne la suit : un dispositif à tendance « paranoïaque » qui semble accuser en creux la présence intrusive de la caméra, capture à laquelle la jeune femme tente d’échapper. Plus loin, Rapson se fond dans le décor en circulant cette fois-ci avec une poussette dans les salles du musée, manifestement distraite, comme semblent l’être les visiteurs autour devant les œuvres exposées.

De la fuite au vol artistique, il n’y a qu’un pas, autrefois théorisé par les situationnistes avec la pratique du détournement pour se réapproprier les moyens de production (dont ils s’estimaient préalablement expropriés). Une photo atteste de la performance qui flaire bon le Zeitgeist des seventies. Vêtu d’un pantalon aux énormes pattes d’éléphant, Ulay se rend à la Neue Nationalgalerie de Berlin et y dérobe Le Pauvre poète (1839), le tableau de Carl Spitzweg (1808-1885) dont Hitler raffolait... S’ensuit une longue course-poursuite dans la neige avec les gardiens à ses trousses, jusqu’à ce que l’artiste parvienne à les semer. Il achève sa cavale au sein de l’appartement d’une famille turque accueillant le tournage de son film, emplacement parfait pour accrocher Le Pauvre poète. Ulay demandera au directeur du musée de venir chercher le tableau à l’adresse indiquée. À quelle fin ? Pour rendre visibles les conditions de travail de la communauté turque en Allemagne en soulevant, selon les termes de l’artiste, « la question de la discrimination des travailleu.r.se.s étrange.ère.s turc.que.s ». Une démarche qui rappelle que le musée est un espace de tensions, que celui-ci ne se tient pas en retrait du monde, mais qu’il est au contraire traversé par son tumulte. Comme l’ont bien compris les militants écologistes qui se sont pris à des œuvres iconiques pour alerter l’opinion publique sur l’inaction des gouvernements en la matière.

Le visiteur est ensuite invité par le plasticien Joshua Leon à subtiliser un verre à l’endroit de son choix (Invitation to Steal, 2020). Sur la carte postale que peut emporter le spectateur, l’artiste demande à recueillir le précieux contenant : « Je vous demande de voler, d’accomplir un geste fugitif. (…) Une fois accompli [le vol du verre], notez où vous l’avez volé avec qui, et quand. Puis envoyez le verre aux indications ci-dessous : Joshua Leon Studio 104, 31 Peckham Road, London, UK. » Cette prescription s’inscrit dans le vaste projet Unfinished History of Glass, qui culminera en 2028, pour les 90 ans de la sinistre Nuit de Cristal, l’une des premières manifestations de vandalisme à caractère antisémite. Un anniversaire au cours duquel Joshua Leon fera fondre les verres qu’il aura reçus pendant ces sept années pour les transformer en vitres. En guise de réparation.

L’espace même du Frac se voit provisoirement changé, reconfiguré, grâce à l’architecture conçue par le Japonais Soshiro Matsubara. Les salles, habituellement blanches, se parent de couleurs ocres, tandis que le parcours devient labyrinthique, aléatoire, en se prêtant à de multiples entrées. Matsubara a disséminé tout au long de l’exposition des céramiques qui interfèrent avec les œuvres, parfois en s’en écartant avec discrétion, parfois en accueillant le spectateur en se plaçant au fronton d’une installation. On rencontre, dans ce dédale inédit, un portrait en noir et blanc de Mark Cohen, acquis dès 1987 et réalisé dans les quartiers populaires de la ville de Wilkes-Barre, en Pennsylvanie (USA). Le stroboscope jette une lumière crue et violente sur l’existence de ses modèles. On a plaisir de retrouver un dessin de Margaret Harrison détournant l’Olympia de Manet, où il revient à Michelle Obama d’être à la place de la fameuse courtisane secondée, ici, par Marilyn Monroe dans le rôle de la domestique au bouquet de fleur. Le dernier étage rassemble d’autres pièces importantes dans une présentation renouvelée : la photo d’un canyon de la Monument Valley de l’architecte italien Gianni Pettena, qui oppose la modernité néolibérale à l’archaïsme critique des formes géologiques. À ses côtés reposent une sculpture en acier de Charlotte Posenenske, modulable en fonction du lieu, ainsi qu’une plaie maculée de sang située en hauteur que l’on doit à Georgia Sagri (Deep Cut, 2018). Sans oublier, dans une improbable association entre passé et présent, une collection d’outils préhistoriques fabriqués en céramique par l’Allemande Nina Könnemann (Lithic Reductions, 2015-2018). Tel est bien le sens anachronique du contemporain.

Presque partout au 49 Nord 6 Est Frac Lorraine à Metz, jusqu’au 18 août
Loïc Millot
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