Le titre de l’exposition (repris ci-dessus) a dû en intriguer plus d’un, étonner et exciter la curiosité. De quoi s’interroger sur ce qui peut bien exister comme lien de cet artiste avec l’île grecque de la mer Ionienne. Commençons par le retour de son roi légendaire Ulysse après ses années d’errements, non, si Pierre Buraglio pendant un laps de temps moindre, une demi-douzaine d’années, a abandonné la peinture et l’art, ce n’était pas, après mai 68, pour aller au hasard, poussé à l’aventure par quelque force supérieure : il avait choisi le monde ouvrier, l’engagement militant, avant de revenir à son tour au passé, et aller en même temps dans l’enseignement, aux beaux-arts de Valence. Mais n’oublions pas l’épouse du héros, le temps qu’elle passe pendant son absence à défaire, refaire sans cesse, la nuit, ce qu’elle a tissé le jour, pour repousser les avances de ses prétendants.
Voilà des préfixes qui caractérisent au mieux la manière de Pierre Buraglio, le dernier surtout, qui dit la répétition, la reprise, et en même temps le renforcement. Et pour telles pièces de l’artiste, ça débute par la récupération, par des rebuts, ce qui a été rejeté. Ainsi, l’exposition nous montre par exemple des Fenêtres, et si elles sont plus récentes, elles reprennent une procédure plus ancienne, de bois, de réemploi, de verre, l’une d’insaisissable fragilité, en forme de croix, d'autres de solide et d’autant plus saisissante poésie. Les plaques émaillées sur un autre mur, elles, remontent carrément aux années 1980, et si elles portent le nom d’une station de métro inexistante, Metro della Robbia, elles proviennent bien, panneaux de signalisation, du transport souterrain parisien, alors que leur hommage est florentin, au célèbre céramiste. Donc, doublement, elles relancent la mémoire. Elles le font en bleu, couleur si chère à Pierre Buraglio, depuis les Gauloises, qui ont fait écrire à John Berger : « Il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser cette couleur qui était dans le monde… c’est-à-dire la rue, la chaussée. »
Rien n’est perdu, rien ne se perd, tout se reprend, tout se recrée. Et en ce sens, Pierre Buraglio est l’artiste qui nous (r)ouvre les yeux, tout grand. Il nous fait regarder avec surprise, avec une attention renouvelée, aiguisée. Lui-même, ramène son regard, au-delà des choses simples, ordinaires, qu’il rehausse de la sorte, ennoblit, sur les chefs-d’œuvre, le propre en art est qu’on n’a jamais fini avec. Autour de …, d’après …, selon …, dans l’exposition les exemples ne manquent pas, on se cogne la tête contre les murs, avec Pieter Brueghel, ailleurs, on se recollette avec Millet, Braque ou Chagall, pour notre plus grand plaisir, et bien plus : de la sorte, nous dit Buraglio, on ne fait garder que l’essentiel, essayez de copier, le dessin est là pour mieux voir les choses.
Que Pierre Buraglio aime à réutiliser tant de fois des éléments de châssis de sérigraphie, comment ne pas y voir comme une volonté, une façon de se rappeler l’atelier Brianchon, les affiches du joli mois de mai. Les pièces sont nombreuses, parfois par leur image même, à d’autres reprises, rien que par le renvoi du titre, qui ont partie liée, qui sont comme des réparties, à tels épisodes, tels événements, de son histoire, de l’Histoire, pour distinguer et relier les deux, comme le faisait Pierre Wat dès l’exposition de Saint-Étienne.
Pierre Buraglio est d’ores-et-déjà, rien que par cette obligeance, un classique. Par ses procédures, de montage, d’assemblage, et la liste peut être reprise sans cesse, agrafages, camouflages, caviardages s’y relaient, il est éminemment moderne, évitons le mot contemporain, trop passager avec le temps. La retenue avant toute chose, tel pourrait être son art poétique, du retrait même. Rien d’étonnant, aux dernières nouvelles, que les Dominicains lui aient fait commande d’un chemin de croix pour l’église de la Sainte-Trinité-des-Monts à Rome, au sommet de l’escalier dominant la place d’Espagne. Ils ont dû se rappeler ce que Pierre Buraglio a fait de la chapelle Saint-Symphorien, dans l’église de Saint-Germain-des-Prés, les plaques émaillées où quelques traits suffisent à évoquer la Passion, le fine croix en laiton inscrite en creux sur le mur du fond, ailleurs, un vitrail bleu des ateliers Loire de Chartres… Allez voir ou revoir, Pierre Buraglio a procédé là comme il a toujours fait dans son art : il démystifie (autre préfixe qui lui convient, et aujourd’hui on dirait déconstruit) l’idée même d’œuvre, dans la proximité de Supports-Surfaces, il en dénombre, met à nu les constituants, et en rétablit le sens profond et la juste valeur.