Cinéma

Ninetto Davoli, l’héritier infini

d'Lëtzebuerger Land vom 12.05.2023

Certaines personnes résistent au changement, sans verser pour autant dans l’amertume ou la méchanceté. Acteur fétiche de Pier Paolo Pasolini (1922-1975), avec lequel il collabora sur onze films entre 1964 et 1974, de L’Evangile selon Matthieu aux Mille et une Nuits, Ninetto Davoli était présent à Metz dans le cadre de l’édition de Passages Transfestival consacré à l’Italie (3-21 mai). Une rencontre historique, fruit de la collaboration entre le festival et de nombreux partenaires (Forum-irts de Lorraine, Ciné Art, Società Dante Alighieri, le cinéma Klub, la Cité musicale-Metz), qui nous rappelle qu’une initiative similaire avait été entreprise en 2015 à la Cinémathèque de Luxembourg. Avec Adriana Asti et Dacia Maraini, l’acteur romain fait partie des derniers fidèles encore vivants de la troupe pasolinienne.

Ninetto Davoli donc, chevelure devenue blanche aujourd’hui (il est né en 1948), mais toujours bouclée et affichant des yeux rieurs, à l’aisance et à la convivialité toute méridionale. Devant une salle comble et impatiente, il se présente tel qu’il apparaissait autrefois sur le grand écran auprès de Toto (Uccellacci e uccellini, 1966), Laura Betti (Théorème) ou Franco Citti (Œdipe, 1967 ; Le Décaméron, 1971), animé d’un enthousiasme impétueux, incarnant parfaitement cet idéal d’identification entre le jeu (de l’acteur) et la joie (de vivre) qu’a noué à travers lui Pier Paolo Pasolini. Le temps n’a pas eu prise sur lui : malgré son âge avancé, Ninetto a conservé l’irrépressible désir de transmettre la mémoire du maestro assassiné la nuit de la Toussaint de l’année 1975, trois ans avant la mort, tout aussi traumatique pour le pays, d’Aldo Moro par les Brigades rouges. C’est à cet exercice que l’acteur s’est prêté lors d’une séance consacrée à deux films : le court-métrage La ricotta en guise de mise en bouche, puis Ucellacci e Uccellini, premier long-métrage de Ninetto dans lequel celui-ci occupe, à 19 ans, le rôle principal auprès de l’acteur napolitain Toto. Si ce lien avec ce film paraît évident, le choix de La ricotta l’est beaucoup moins. D’autant plus que le comédien en est absent. Mais La ricotta est le film de Pasolini qu’il préfère, notamment pour son autoréflexivité, sa façon acerbe de mettre en abîme l’industrie cinématographique et sa division du travail. Il lui rappelle sa propre découverte des coulisses, son étonnement devant le fait d’être payé pour « être simplement lui-même et parler avec Toto : c’est une chose qui me semblait tellement absurde ! », confie-t-il. Ninetto découvre que jouer est un métier, qu’il continue aujourd’hui de pratiquer au sein d’un paysage audiovisuel italien qui a bien changé. L’autre raison de ce choix fut pareillement divulguée au public : c’est sur le tournage de La ricotta qu’il rencontra Pier Paolo Pasolini pour la première fois. L’ado, alors âgé de quatorze ans, était venu s’amuser avec des amis dans le quartier de l’Acqua Santa (Rome), connu pour ses cachettes troglodytes. Ninetto tombe par hasard sur son frère, accessoiriste sur le film, qui le présente au famoso regista. Puis tout s’enchaîne très vite. L’année suivante, le jeune homme fait une brève apparition dans L’Evangile selon Matthieu, où il est tendrement associé à l’enfance et à l’innocence, inaugurant une période heureuse et comique au sein de la filmographie de Pasolini. Puis la carrière de Ninetto s’envole avec Uccellacci e uccellini.

Témoin magnifique de cet âge d’or du cinéma italien, Ninetto Davoli a pu évoquer plus longuement son jeu, empreint de burlesque, lors d’une rencontre organisée à l’Arsenal. Entouré de deux traducteurs qui se relayaient tant bien que mal pour retranscrire un torrent de mots déversés en romanesco, l’acteur est revenu avec émotion sur un court-métrage injustement méconnu, intitulé Che cosa sono le nuvole ? (1967), un court-métrage issu de la collaboration entre Ninetto, Toto et Pasolini. Une œuvre totale où se mêlent théâtre, marionnettes, chanson populaire, qui impressionne par la qualité de ses acteurs, au nombre desquels figure à titre exceptionnel le duo comique formé par Franco Franchi et Ciccio Ingrassia.

Né dans le village de Santa a Maida, en Calabre, le messager de Pasolini a grandi dans la misère de la borgata Prenestina. Ninetto se souvient des mères allant chercher l’eau à la « fontanella », les gamins allant pieds nus dans la rue, vêtus de vêtements récupérés, souvent trop courts. Dès sa première paye, il fait déménager ses parents dans le quartier de Cinecittà. Avant d’emporter le public en imitant la réaction de sa mère lorsque celle-ci découvre ce qu’est un ascenseur... Après la mort de Pasolini, Ninetto a fidèlement poursuivi son héritage. En jouant au côté des frères Sergio et Franco Citti dans Il Minestrone (1981), comédie hantée par le thème pasolinien de la faim et dans lequel figure également un certain Roberto Benigni. Au théâtre aussi, Ninetto perpétue la mémoire de son ami. Comme lorsqu’en 1995 il contribue avec la troupe du Teatro Stabile de Parme à monter pour le festival d’Avignon L’histoire du soldat, une pièce de Pasolini qui n’avait jusque-là jamais été mise en scène. Ou encore en prenant part au Pasolini (2014) d’Abel Ferrara, dans la partie réalisée d’après un scénario de Pasolini intitulé Porno Teo Kolossal. Accomplir un désir jusque-là irréalisé, c’est aussi une définition commune au rêve et au cinéma.

Footnote

Loïc Millot
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