Comment engager réellement la diversité et l’inclusion, représenter l’altérité au niveau des musées, de leurs collections, des expositions proposées, mais aussi des équipes, il y va d’un choix moral et humaniste, mais aussi d’une question stratégique pour les institutions muséales et culturelles, en général.
On ne peut plus ne pas représenter l’autre qui vit dans la société, on ne peut plus ne pas représenter la société dans son ensemble, dans ses spécificités, dont les socles communs sont la démocratie et la liberté dans son spectre le plus large, aussi bien philosophique qu’économique. À la suite des élections législatives au Luxembourg, d’aucuns pensent forcément à la Chambre des députés, aux futurs membres du gouvernement et au déséquilibre de la représentation de la société dans ses différences, ici chez nous. Des différences de genre, toujours aussi bien que d’origines ou de couleur de peau. Une autre réflexion, une autre discussion, mais à vrai dire pas si éloignée que ça, car tout comportement, état des faits, organisation au sens large du terme dans une société ou plus particulièrement d’un musée, découle du politique.
Je n’irai pas plus loin à ce sujet dans cet article et je reviens à l’art et à ses institutions dans le contexte qui nous intéresse, à savoir d’une part la diversité et d’autre part, l’inclusion et la représentation. Pour commencer, on peut apprécier ces deux aspects sous l’angle statistique avec des outils spécifiques (des sondages et des répertoires) pour savoir quels sont les artistes qui sont présents actuellement dans les collections, notamment celle du Mudam. Marie-Noëlle Farcy qui y est responsable de la collection et curatrice, avec qui je me suis entretenue, guidera ce questionnement sur diversité et inclusion.
Mais avant de s’intéresser à un exemple bien précis, prenons un peu de recul et essayons d’amener une vue d’ensemble, non seulement nationale mais aussi internationale. Il est important de contextualiser et se rendre compte que la réflexion est inscrite dans l’air du temps. Ce mouvement de pensée et d’action autour de l’ouverture à l’autre est cependant plus que nécessaire, si on veut continuer à correspondre à la structure libre et ouverte, fondée sur la paix et la représentativité dans lesquelles s’inscrivent les sociétés occidentales après la Seconde Guerre mondiale.
En 2015, lors de meeting annuel de l’Alliance Américaine des musées (à retrouver sur YouTube), l’anthropologue, professeure et directrice de musée, Dr Johnnetta Betsch Cole parle devant un public de convaincus. Il est intéressant de constater qu’au-delà de défendre le caractère moral et juste que représente le choix d’amener plus d’inclusion et de davantage de diversité, Dr Johnnetta B. Cole s’appuye sur des statistiques et des projections pour avancer des avantages stratégiques majeurs.
En se référant à ce son discours, presque historique et toujours d’une grande actualité, un constat un peu amer s’impose, celui de l’absence encore criante de diversité dans les institutions culturelles aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, et au Luxembourg. Pourtant au-delà des bons sentiments qu’impliquent la diversité et l’inclusion, il semble bien qu’un wake up call soit amorcé depuis près d’une décennie. Il s’agit peut-être d’un consensus ou une mode, mais il devient évident qu’il d’agit d’une question de survie pour toutes les institutions, un futur plus équilibré, c’est-à-dire plus égalitaire.
Lorsqu’on aborde la diversité et l’inclusion de quoi parle-t-on, au juste ? Dans son discours, Dr Cole apporte des clés de réflexion au sujet de l’inclusion des publics en situation de handicap, des minorités, telle que la communauté LGBTQ+ ainsi qu’au sujet de l’inclusion des jeunes, mais le gros de sa réflexion s’oriente autour de la situation des femmes et des personnes de couleur dans le contexte muséal. Je vais suivre son exemple.
Avant toute chose, il faut s’interroger sur les identités principales et les identités multiples. « En faisant une étude complète de la diversité dans les musées, on aboutirait à une évaluation de la présence mais aussi de l’absence de l’éventail des groupes minoritaires, c’est-à-dire sous-représentés, c’est-à-dire des personnes dont l’identité principale est fondée sur leur origine ethnique, leur nationalité, leur âge, leur religion, leur genre, leur orientation sexuelle, leur classe, les capacités physiques et/ou handicaps. » L’anthropologue met ici en exergue la nécessité d’un véritable état des lieux et avance le concept d’identité principale. L’identité principale subie ou auto-attribuée est un pilier potentiel de discrimination pour les personnes en question, elle représente aussi, pour les musées par exemple, un critère tangible permettant d’évaluer le degré d’inclusion de l’établissement. Il est important d’évaluer la présence ou l’absence dans les musées des personnes dont l’identité principale appartient à une minorité mais il est tout aussi essentiel de ne pas les réduire à cela, et de nier le caractère multiple de leur identité.
Dr Johnnetta B. Cole cite Audre Geraldine Lorde, essayiste et poétesse américaine : même s’il est nécessaire de prendre en compte les identités principales comme premier pas vers un état des lieux, il est tout aussi important de mettre en avant le fait que nous sommes tous porteurs d’identités multiples. Après avoir décliné son identité et ses multiples facettes, celles de professeure, poétesse, mère, féministe, lesbienne et femme noire, Audre Lorde aurait plus d’une fois interpellé son public de manière suivante. « Ne vous adressez pas à moi comme si je n’avais qu’une seule identité. Car je ne me réveille pas le matin et de 7 à 8 heures, je suis noire, puis à 8 heures, je deviens une femme, mais seulement pendant une heure, parce qu’à 9 heures je deviens féministe, pour devenir lesbienne vers 10 heures. »
Ainsi, il est crucial, dans une réflexion et une volonté de trouver un équilibre, d’évaluer la présence ou l’absence des artistes dont l’identité principale appartient à une minorité mais il est tout aussi capital de ne pas les réduire à cette identité, le caractère multiple de l’identité de chacun en fait la richesse.
Les personnes de couleur dans les musées
Lorsqu’on évoque la question de la diversité dans les musées au Luxembourg, on a tendance à se focaliser sur la diversité des collections et de la représentation des personnes de couleur dans leurs travaux artistiques mais aussi dans les œuvres elles-mêmes. Il y a des exemples récents d’expositions incluant ou mettant en avant des artistes de couleur, tout comme leurs modèles. Notamment et pour ne citer que ces deux exemples récents au Mudam. Pleasure and Pollinator qui se termine le 15 octobre prochain. Il s’agit d’une exposition de Tourmaline, artiste américaine, femme trans homosexuelle, cinéaste, activiste et écrivaine. Elle est particulièrement connue pour son travail dans les domaines du militantisme pour les personnes transgenres et de la justice économique. Je pense aussi à l’artiste britannique, noire, Lynette Yiadom-Boakye avec Fly In League With The Night qui fut en 2022 la plus grande rétrospective du travail de l’artiste. L’exposition réunissait exactement 67 peintures, et couvrait vingt années de création. Ses représentations peints à l’huile sont souvent des personnages énigmatiques à la peau noire, mais l’artiste ne souhaite pas contextualiser son travail sous le prisme de cette identité, mais plutôt sous ceux de la poésie et de l’abstraction.
Mais au delà des œuvres d’art et des artistes. La diversité devrait refléter les équipes, les membres des différents conseils, et les postes à responsabilité. Dr. Cole aborde ce problème dans son discours : dans les musées d’art américains, seulement vingt pour cent des équipes sont des personnes racisées et/ou de couleur. En ce qui concerne les postes à responsabilité ce chiffre tombe à moins de cinq pour cent. En France ou au Luxembourg, contrairement aux États-Unis, la collecte de statistiques ethno-raciales est globalement interdite ou strictement réglementée. Elle se limite à interroger les sondés sur leur pays de naissance et la nationalité de leurs parents. Il s’agit donc de statistiques géographiques ou ethniques déclarées, dira Marie-Noëlle Farcy concernant les artistes présents dans la collection du Mudam. Les multiples identités sont donc compliquées à retracer dans ce contexte et il semble d’autant plus difficile d’obtenir des statistiques précises au Luxembourg concernant l’inclusion de personnes de couleur dans les équipes et postes décisionnaires des institutions culturelles, même si l’environnement est lisible parce que réduit. Il semble qu’à ce jour, il n’y ait qu’une exception, à savoir une seule personne racisée dans le conseil d’administration d’une institution muséale au Grand-Duché, à savoir Antonia Ganeto qui siège au CA du Mudam et par ailleurs est chargée de direction de projets pédagogiques interculturels auprès du ministère de l’Éducation nationale.
La collecte de statistiques ethniques pratiquée aux États-Unis est questionnable, voire dangereuse, mais elle permet de rendre compte du fait que les diversités raciale et ethnique augmentent et alimentent le « business case for diversity ». C’est un argumentaire stratégique, voire même de rentabilité. Tous les changements démographiques ont un impact indéniable pour les institutions muséales et culturelles, en général. Au-delà du fait que c’est ce qu’il faut amorcer, notamment dans le contexte des institutions publiques, avec un service rendu (au public), la diversité et l’inclusion dans les musées deviennent des articulations stratégiques, à savoir celle de la survie.
Il y existe forcément des conséquences pour les musées avec l’évolution démographique en cours. On peut réfléchir dans ce sens au profil des personnes qui financeront et visiteront les institutions culturelles dans les prochaines décennies. Il ne s’agit a priori plus seulement d’hommes blancs de plus de soixante ans, ni aux États-Unis, ni ici au Luxembourg, d’ailleurs. Peut-être que dans cette optique, il est indispensable pour un directeur ou directrice de musée de savoir lire un recensement et envisager sa stratégie et son management dans ce sens-là. Car si quelqu’un visite un musée où personne ne lui ressemble, ni les œuvres d’art, ni d’autres visiteurs, ni le personnel, ni le conseil d’administration, il n’y reviendra certainement pas facilement et ne partagera pas son expérience avec sa communauté.
Où sont les femmes ?
Visiblement et d’après Cole, « plus le budget d’un musée est important, plus les chances d’y trouver une femme à la direction sont minimes. » Ce n’est pas le cas du Mudam, ouvert par Marie-Claude Beaud comme directrice, puis Susanne Cotter entre 2018 et 2021 et aujourd’hui Bettina Steinbrügge. C’est bien et cela semble progressiste. Cependant au niveau de la collection, il y a une certaine stagnation : La collection ne compte qu’un quart d’œuvres réalisées par des femmes. C’est mieux que dans pas mal d’autres collections, y compris récentes, mais ce n’est pas égalitaire et cela ne reflète donc pas la société.
Marie-Noëlle Farcy confirme ce chiffre mais pointe que la volonté du Mudam a, depuis l’époque d’Enrico Lunghi déjà, toujours été d’inclure davantage de femmes, mais aussi des minorités de genre, géographiques et ethniques et de les mettre en avant dans les différentes expositions, mais aussi dans les activités et le programme cadre. « Nous ne communiquions pas spécifiquement à ce sujet », nuance la responsable des collections.
Elle met en avant le fait que depuis plus d’une décennie, on veille aussi bien à inclure tous les publics dans l’expérience muséale mais que désormais, on tend aussi à inclure des artistes avec des handicaps, directement dans les processus de création et dans la collection. « Toutes ces questions sont discutées au sein du comité scientifique et il y a une réelle prise de conscience qui reflète celle qui est présente sur la scène contemporaine internationale », confie Marie-Noëlle Farcy.
Pour l’heure, les données que le Mudam peut avancer sont assez basiques, un peu à l’image de celle de la France, elles sont surtout appuyées sur les régions géographiques, mais il y a des recouvrements, on commence à rendre compte plus précisément des identités multiples. Parallèlement aux données et aux statistiques, au fait de vouloir mettre en avant l’altérité, le musée se rend forcément compte de son implantation, il est ancré dans le contexte Luxembourgeois qui reflète de plus en plus aussi, cette réalité multi-identitaire. « Le Mudam n’est pas une coquille fermée sur elle-même », ajoute-t-elle.
Il y a certes, un consensus global sur la scène internationale des musées, mais aussi une réelle volonté du Mudam de s’ouvrir à d’autres formes d’expression qui ne sont plus celles qui découlent du monde occidental, comme ce fut le cas jusqu’à présent de manière traditionnelle. La diversité et l’inclusion sont des questions de réévaluation constante, elles s’appuient sur des statistiques, elles sont aussi des questions de changement de point de vue et forcément de réajustements stratégiques et managériales qui fonctionnent à l’image d’une société démocratique, donc sur un temps long.