Au cours de la campagne électorale, il n’a été question que de l’Espagne « fragmentée », du nombre record des « indécis », et surtout d’« incertitudes » et d’ « instabilité ». Le message des Espagnols qui se sont rendus nombreux aux urnes, dimanche 28 avril, a pourtant été clair : mené par le chef du gouvernement au pouvoir depuis dix mois, Pedro Sanchez, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a remporté une nette victoire, et avec lui la gauche, alors que le Parti populaire (PP, conservateur) s’est effondré. Quant aux nationalistes de Vox, surgis en réaction au processus indépendantiste catalan de 2017 et qui étaient dans toutes les discussions, ils ont certes fait leur entrée au Congrès des députés, une première pour un parti d’extrême-droite depuis le retour de l’Espagne à la démocratie il y a quarante ans, mais avec un score plus faible qu’attendu. Ils ont aussi contribué à mobiliser à gauche, un politologue jugeant que les électeurs ont eu « moins peur des séparatistes que de Vox ». Au final, les Espagnols ont donc délivré un message de modération et de tolérance. Et qui plus est féministe, ce qui a été peu souligné, avec 46,8 pour cent de femmes élues. Même 52 pour cent au sein du PSOE.
Les socialistes, qui n’avaient plus gagné d’élections générales depuis 2008, arrivent en tête avec 28,7 pour cent des voix et 123 députés. À leur gauche, Unidas Podemos réunit 14,3 pour cent des suffrages et fait élire 42 députés. C’est 29 de moins qu’en 2016, mais la formation menée par Pablo Iglesias, née du mouvement des « indignés » de 2011, limite les pertes, compte tenu notamment de la crise interne qui l’a affaiblie. Au total, les deux partis de gauche ont 165 députés, à onze sièges de la majorité (176 sur 350), contre 147 au bloc des droites. Le PP chute à 16,7 pour cent des voix et 66 députés (il faut se souvenir qu’il réunissait 44,6 pour cent des suffrages en 2011), Ciudadanos (libéraux) continue à grimper avec 15,9 pour cent et 57 sièges, tandis que Vox aura 24 élus avec ses dix pour cent de voix recueillies.
Avant d’aborder la question du futur gouvernement, avant d’examiner la question ô combien cruciale de la Catalogne, soulignons combien la victoire est d’abord celle d’un homme, Pedro Sanchez. Un économiste de formation de 47 ans qui a su imposer une ligne rompant avec la gauche gestionnaire et austéritaire. « Ici, personne ne démissionne pour être fidèle à sa parole », «Il est impossible de gagner des primaires contre l’appareil d’un parti », « Jamais une motion de censure n’a triomphé en Espagne » : dans son autobiographie parue en début d’année, Manuel de résistance (éditions Peninsula, non traduit), il a mis en évidence comment il a « dynamité, l’un après l’autre, les lieux communs de la vie politique » de son pays.
Élu à la tête du PSOE en 2014, Pedro Sanchez a dû affronter les barons du parti, qui ont voulu le contraindre en 2016 à soutenir l’investiture du chef de gouvernement de droite, Mariano Rajoy. Il a préféré démissionner, affirmant un « non, c’est non » devenu le symbole de la fermeté de ses convictions. Gardant le contact avec les militants en voyageant au volant de sa voiture à travers l’Espagne, il a contre toute attente été réélu à la tête du PSOE en 2017. Et un an plus tard, tirant profit de la toute première condamnation d’un parti pour corruption, le PP dans le scandale Gurtel, il dépose une motion de défiance qui, compte tenu du fonctionnement du Congrès, lui permet non seulement de faire chuter Rajoy mais aussi de prendre la tête d’un gouvernement minoritaire.
En dix mois, il a alors enchaîné les mesures fortement symboliques : accueil du navire Aquarius dans le port de Valence quand ni l’Italie, ni Malte, ni la France ne voulaient des migrants qu’il avait sauvés ; décision d’exhumer la dépouille de Franco du monument du « Valle de los Caidos » au motif qu’« une démocratie ne peut pas avoir un mausolée avec un dictateur » ; hausse de 22,3 pour cent du salaire minimum à 900 euros ; réindexation des retraites sur les prix, augmentation des bourses universitaires, création de 30 000 postes de fonctionnaires, allongement du congé de paternité de cinq à huit semaines, etc.
Une politique clairement à gauche donc, qui tourne le dos à une décennie d’austérité par la relance de la consommation et pourrait, avec celle suivie au Portugal, inspirer d’autres formations en Europe. « L’avenir a gagné, le passé a perdu », a lancé Sanchez le soir de sa victoire, assurant vouloir « former un gouvernement pro-européen pour renforcer et non pas affaiblir l’Europe ». Il faut « revendiquer nos valeurs historiques de liberté, d’égalité et de fraternité », avait-il affirmé un mois plus tôt.
Reste que le nouvel homme fort de l’Espagne ne va pas avoir la partie facile, car il n’existe pas à ce stade de majorité absolue au Congrès. La seule possible sur le papier, et qui a les faveurs des milieux d’affaires, PSOE-Ciudadanos, est rejeté par les militants du premier et le dirigeant du second, Albert Rivera. Même avec Podemos et les nationalistes basques du PNV, Sanchez n’atteint pas la majorité. Il lui faudrait pour cela l’appui, ou au moins l’abstention bienveillante, d’au moins un des partis indépendantistes catalans, ce qui maintient la question territoriale au cœur du destin politique de l’Espagne.
Ceci est d’autant plus vrai que les formations séparatistes sont les autres grands vainqueurs des élections : avec quinze députés au niveau national, la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) se place au centre du jeu, tandis qu’Ensemble pour la Catalogne (JxC, catholique-libérale) ne perd qu’un siège avec sept députés. Un résultat qui, selon plusieurs observateurs, pourrait faire l’affaire de Pedro Sanchez. ERC, dirigée par l’ancien vice-président catalan Oriol Junqueras, actuellement prisonnier et qui risque jusqu’à 25 ans de prison dans le procès en cours pour le référendum d’indépendance illégal d’octobre 2017, paraît en effet moins jusqu’au-boutiste que JxC, toujours mené depuis son exil en Belgique par l’ancien président de la région, Carles Puigdemont. Ces partis réclament
tous deux un référendum d’autodétermination – c’est ce qui a fait chuter Sanchez en février, provoquant les élections anticipées du 28 avril –, mais ERC pourrait ne pas en faire un préalable au soutien parlementaire, ou à l’abstention, lors du vote d’investiture du futur gouvernement Sanchez.
Ce vote n’aura pas lieu avant le 26 mai, autre scrutin important en Espagne combinant les élections européennes, municipales et de plusieurs régions, mais ensuite il y aura théoriquement quatre ans sans élections. Pedro Sanchez aura alors du temps : de quoi être le patient négociateur d’une solution territoriale innovante, ou bien restera-t-il prisonnier de l’indépendantisme catalan ?