Le choix de monter du Molière pour la saison-anniversaire du Centaure s’impose presque : depuis son ouverture cet auteur a marqué la programmation avec six pièces. Il s’adresse à bien des publics, il est moderne en nous parlant de l’homme en général et cela sur le mode comique. Selon Francis Huster, « le génie comique de Molière… c’est de mélanger les histoires en y amenant de l’imprévu /…/ Tout à coup la pièce change de sens, elle porte sur autre chose ».
L’approche de Myriam Muller est cette fois centrée sur des personnages moliéresques-clés, Arnolphe et Dom Juan pour un spectacle, Alceste et Tartuffe pour un autre. La metteure en scène et directrice du Théâtre du Centaure aime réunir divers genres, expérimenter, mélanger théâtre et vidéo, donc mettre en valeur un genre par un autre. Dans son adaptation de Arnolphe/Dom Juan elle met en évidence le personnage central et ses vues, en montrant certains points communs importants, vécus différemment par les deux.
Prenons Arnolphe, le père dans L’École des femmes, face à la femme et au mariage. Il voudrait bien se marier mais est obsédé par la peur d’être trompé. Il fait donc éduquer Agnès, une fillette dans une complète naïveté pour l’éloigner de tout, lui voiler la vraie vie et faire en sorte qu’elle ne dépende que de lui, son « bienfaiteur ». Mais quand elle aperçoit un jeune homme, ils se plaisent tout de suite. Dans une scène amusante la jeune Agnès, interprétée avec fraicheur et candeur par Juliette Moro, essaie de s’esquiver pour éviter de révéler la vérité à Arnolphe : elle lui préfère le jeune. Arnolphe – Raoul Schlechter dans une belle performance – voit son plan s’effondrer et va jusqu’à déclarer à Agnès sa passion dans une scène qui laisse deviner ses sentiments d’amoureux délaissé.
À ce propos citons Molière : « Chose étrange d’aimer, et que pour ces traîtresses / Les hommes soient sujets à de telles faiblesses ! » Dans la conception d’Arnolphe, la femme devrait donc rester, la soumise, la dépendante, face à l’homme, tout-puissant, ce qui mène au conflit et à la confrontation.
La musique d’Emre Sevindik accompagne, de façon nuancée, certains moments d’une scène et assure aussi la transition fluide d’une pièce à l’autre. À la scénographe Anouk Schiltz (qui signe aussi les costumes) incombe la délicate charge « d’agrandir » le petit plateau du Centaure, aidée par moments par les effets-lumière d’Antoine Colla, créateur d’illusions. Elle arrive ainsi à caser certains accessoires, à faire disparaître des personnages derrière le grand rideau vert qui recouvre les murs et sera détaché par après. Certains recoins de la scène, le couloir précédant le plateau ou les escaliers servent de prolongation de la surface de jeu.
Dans Dom Juan (rôle interprété avec engagement et plaisir par Valérie Bodson) le protagoniste veut, en se moquant de tout, rester maître de chaque situation, avec comme seul compagnon, son fidèle valet Sganarelle (Raoul Schlechter), qui parfois veut ramener son maître sur la bonne voie. Peine perdue.
Presque toujours le leitmotiv de Dom Juan est la provocation, le mépris des autres, rarement une attitude plus humaine le motive. Face à l’amour – il se situe à l’opposé d’Arnolphe qui voudrait prendre une épouse docile, – lui préfère la séduction de jolies personnes qu’il abandonne par la suite. Prenons la jeune Charlotte qu’il veut éloigner de son prétendant (délicieuse séquence avec Eugénie Anselin et Valéry Plancke) pour goûter les premiers signes de l’amour naissant de la femme. Rares sont les moments qui le touchent, provisoirement, comme le pardon de sa femme abandonnée Elvire (Anne Brionne, très convaincante) et ses avertissements pour sauver son mari.
Dom Juan veut rester libre de toute attache, il renvoie son père qui veut le faire revenir à une vie plus digne et plus tard il joue à l’hypocrite face à son père. Il ose même provoquer le Commandant qu’il a tué et s’en prendre à Dieu, ce qui met fin à sa vie.
Arnolphe et Dom Juan s’érigent en maîtres, l’un par sa conception tyrannique de la vie conjugale, l’autre de façon générale, face aux autres, même face à Dieu. Les deux se déclarent des décideurs, puissants, motivés par la peur de perdre et de devoir partager, voire gérer des conflits.
Myriam Muller, dans sa mise en scène pertinente, rigoureuse et inventive, aide à mettre en valeur les talentueux comédiens. Cinq femmes, Eugénie Anselin, Valérie Bodson, Anne Brionne, Céline Camara, Juliette Moro et trois hommes Fabio Godinho, Valéry Plancke, Raoul Schlechter qui changent rapidement de rôles, montrant avec quelle aisance ils investissent un autre personnage, en mettant un autre costume et en vivant une problématique différente. Ils montrent aussi le plaisir de jouer qui se transmet pour ainsi dire aux spectateurs accueillis dans la salle de spectacle alors que les comédiens se préparent à jouer : se maquiller, faire des exercices de relaxation, plaisanter, parfois rire : la bonne humeur est contagieuse, le public accroche.